TW/Attention : viol, violence, meurtre, suicide

La prostitution, en voilà un sujet qui fait débat : interdire ?, encadrer ?, symbole de soumission ?, de liberté absolue ?. Cette question divise au sein même des mouvements féministes1. Cependant, il existe une chose sur laquelle, je pense, nous nous accordons tou.te.s : la prostitution, telle qu’elle existe dans la majorité des États du monde, est dangereuse pour les personnes qui pratiquent ce métier : victimes d’agressions, d’arnaques, sous emprises, contraint.e.s, et même parfois assassiné.e.s. Chahdortt Djavann se concentre sur ce dernier cas de figure dans son livre Les putes voilées n’iront jamais au Paradis ! (Grasset, 2016). Ce titre provocateur cache un « femmage »2 à ces Iraniennes tuées parce que prostituées.

Donner la parole à celles qui ne l’ont plus

Le livre, bien que fictif, s’inspire de faits réels. En 2014, 16 femmes ont été assassinées dans la ville de Mashhad au nord-est de l’Iran d’abord, puis dans d’autres villes du pays. Leur point commun : elles se prostituaient. Pour plusieurs d’entre elles, personne n’a jamais cherché à les retrouver, n’a jamais déclaré leur disparition, n’a jamais demandé leur corps. Elles sont mortes dans l’ignorance et le désintérêt de tou.te.s, des mains d’un homme qui s’est dit faire son « devoir de musulman » en éradiquant des rues ces femmes. 

Dans son livre, l’autrice se donne pour mission de « donner la parole à ces femmes assassinées, les nommer, leur donner la parole, pour qu’elles racontent leur vie, leur histoire, leur passé, leurs sentiments, douleurs, doutes, souffrances, révoltes, et aussi leurs joies ». 

Voilà toute la beauté du roman : des témoignages, les uns après les autres, de femmes qui parlent avec une liberté absolue, sans ne plus rien risquer puisqu’elles ont déjà perdu le plus cher, leur vie. Elles ont été pendues, lapidées, étranglées. Elles ont été tuées par l’hypocrisie du régime. Elle nous raconte des « héroïnes au destin tragique ». Dans un ton cru, direct, parfois scandaleux, Chahdortt Djavann les raconte comme elles auraient pu être, sans idéaliser, sans lisser.

En parallèle de ces différents témoignages, l’autrice nous fait suivre les parcours de deux jeunes filles, amies d’enfance et séparées à l’âge de 12 ans, l’une d’entre elles étant mariée de force. On suit leurs parcours, leurs espoirs et leurs déceptions. Ayant plus de détails sur leurs vies, on s’attache davantage à ces deux jeunes protagonistes, on est encore plus déçu.e pour elles que leurs rêves d’enfant soient bafoués par une société patriarcale dans laquelle être aussi belles qu’elles, quand on est issues d’un milieu pauvre, est une malédiction. 

Après plusieurs chapitres de lectures, Chahdortt Djavann prend la parole pour nous expliquer sa démarche :

« Je vais écrire noir sur blanc qu’elles n’étaient pas des souillures, que leurs vies n’étaient pas condamnables, et que LEUR SANG N’ÉTAIT PAS SANS VALEUR. Qu’elles méritaient la vie et non pas la mort. Qu’elles n’étaient pas la honte de la société. Qu’elles n’étaient pas des coupables, mais des victimes assassinées. »

Chahdortt Djavann utilise ce livre comme une tribune, pour dénoncer le régime iranien, « une société qui réprime, étouffe, pend, lapide, torture, assassine sous le voile ». Comme elle le fait dire à l’une de ses héroïnes, en Iran, « Femme, vous ne disposez jamais de votre corps ni de votre vie dans ce pays. La loi vous l’interdit ».

La prostitution dans la loi iranienne

En Iran, la prostitution est un crime, puni par la peine de mort, par pendaison, mais si la prostituée est mariée, par lapidation. Cette législation est en vigueur depuis la Révolution de 1979 et l’instauration de la République islamique d’Iran et du régime khomeyniste. Ces condamnations inhumaines sont justifiées par la volonté d’Allah, dans la Charia, loi islamiste, dans le cas de l’Iran, de l’islam chiite.

La prostitution est condamnée au même titre que d’autres Fessad, un mot persan, signifiant la corruption, la perversion, la débauche, et peut donc renvoyer à la prostitution. En Iran, le régime veut « éliminer le Fessad », et cela passe, dans le cas de la prostitution, par la mise à mort des prostituées.

Mahdourodam, le « sang sans valeur »

On pourrait se dire que tuer un.e citoyen.ne irait à l’encontre des valeurs de la religion. L’autrice nous explique cependant que la loi d’Allah, selon la lecture chiite des mollahs iraniens, tranche ce dilemme en faisant une différence entre les bon.ne.s musulman.e.s, dont la vie est sacrée, et la vie de celles et ceux dont le sang est considéré comme « sans valeur » (mahdourodam) et qui peuvent, voire doivent, être mis.es à mort. 

Le mahdourodam est un terme juridique de la charia chiite qui réfère à celles et ceux dont le sang peut être versé sans péché. Le sang des condamné.e.s à mort, d’une personne fâssed (adjectif de Fessad) ne vaut alors rien et celleux qui les tuent ne risquent en conséquence rien, puisque leur sang n’avait pas de valeur. Rassurez-vous, ils ne vont quand même pas jusqu’à les récompenser pour leur acte ; la raison ? En tant que « bons musulmans », en éliminant les « ennemis de l’islam » dont « le sang est sans valeur », ils ne font qu’accomplir leur devoir !

Pour ne pas créer une guerre civile dans laquelle tou.te.s bon.ne.s musulman.e.s cherche à éliminer le Fessad, et donc pourrait tuer tou.te.s personnes jugée fâssed, la solution du régime a été de juger que seuls les mollahs sont en mesure d’avoir la légitimité et le discernement islamique nécessaire pour définir le « sang sans valeur ». 

L’hypocrisie ne s’arrête pas là, puisque dans le cas de l’assassin des prostituées de Mashhad, l’homme n’a pas vraiment été condamné pour ses meurtres, mais avant tout pour adultère. En effet, bien que marié, il a avoué avoir eu des « rapports inappropriés » avec ses victimes avant de les assassiner. En Iran, l’adultère est un crime puni par la peine de mort. Pour les hommes aussi, mais non pas parce qu’ils déshonorent leurs femmes. Ils sont condamnés, car ils déshonorent un autre homme, en lui volant son « bien » : sa femme, sa fille, sa mère, sa sœur, sa nièce. Les femmes qui entretiennent les liens cités avec des hommes sont leur propriété. En arabe, persan et turc, on parle de nâmous un terme n’ayant pas d’équivalent dans d’autres langues qui peut se définir comme « l’honneur sexuel de l’homme incarné dans le corps de la femme » (expliquant le « crime d’honneur »). Les femmes sont les biens des hommes de leur famille et elles restent jusqu’à leur mort sous tutelle masculine. Cette inégalité entre les femmes et les hommes en Iran va si loin que la vie d’une bonne musulmane vaut la moitié de celle d’un bon musulman.

Le comble de l’hypocrisie : la prostitution massive en Iran

Avec de telles lois, on pourrait imaginer que la prostitution est peu courante en Iran. Les mollahs étant tellement attachés aux valeurs religieuses, les bons musulmans étant fidèles à leurs épouses (ils sont autorisés à en avoir jusqu’à quatre), il n’y aurait pas de réseaux de proxénétisme, et les prostituées n’auraient de toute façon pas de clientèle. En théorie peut-être. Dans les faits, Les putes voilées n’iront jamais au Paradis ! nous apprend que la prostitution n’a jamais été aussi répandue en Iran. 

Les sanctions internationales, la mauvaise gestion gouvernementale, les sommes dépensées pour soutenir le Hezbollah, le Djihad, le Hamas, le Ennahdha, les Frères musulmans, le régime d’Assad, etc. ont entrainé une forte inflation et ont plongé la société iranienne dans une grande pauvreté. Les raisons de se prostituer pour les Iraniennes sont nombreuses et variées. L’autrice nous en donne quelques exemples : les femmes de classe moyenne le font pour préserver leur niveau de vie, les étudiantes pour payer leurs études, les divorcées pour ne pas retourner chez leurs parents, pour de la chirurgie, etc. La consommation de drogue (opium, héroïne) importante dans le pays, en est également une des raisons.

Dans le livre, Chahdortt Djavann cite les chiffres de l’ONG Coalition Against Trafficking in Women : depuis 2001, le nombre d’adolescentes prostituées aurait augmenté de 635%. Aftab Society, une ONG dédiée au traitement des femmes toxicomanes en Iran, a déclaré en 2019 qu’il pourrait y avoir près de 10 000 prostituées à Téhéran, dont environ 35% sont mariées. Étant donné la législation et les risques qu’elles encourent, il est évidemment difficile de connaître des chiffres précis.

Ces dernières années, la prostitution en Iran est tellement massive que si la loi était appliquée sérieusement, il y aurait une pénurie de femmes, et un réel déséquilibre démographique. Ce qui, dans une société patriarcale comme l’Iran, où la polygamie n’est autorisée que pour les hommes, et où la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme, serait inenvisageable. La loi n’est donc pas vraiment appliquée. 

Les putes voilées méritent le Paradis

Elles qui ont été humiliées, déshumanisées, dévalorisées, en leur donnant la parole, Chahdortt Djavann leur rend justice, et nous confirme que ce sont elles les victimes. La brutalité de ces hommes, leur hypocrisie, leur corruption, selon leur définition du Fessad et du mahdourodam, ce sont eux qui ne méritent pas le Paradis, pas ces femmes, victimes d’une société inégalitaire, dans laquelle elles sont écrasées, leur vie n’est que misère dès leur naissance et leur assignation de genre, elles qui n’ont fait qu’essayer de survivre dans le régime khomeyniste.

Ce livre est plus que jamais d’actualité avec les soulèvements qui ont lieu en Iran depuis l’assassinat de Masha Amini, pour des raisons différentes : des cheveux dépassant de son voile. Elle est un autre symbole de ce régime qui écrase les femmes parce que femmes, parce que fortes, parce que ne restant pas passives, parce que voulant vivre, libres, égales. 

Merci Chahdortt Djavann pour ces témoignages, pour ces parcours, pour ces vérités. Merci de nous rappeler qu’encore dans bien trop de pays, les femmes subissent tant de discriminations, tant d’horreurs. Merci de nous rappeler la chance que nous avons de vivre dans un pays dans lequel des femmes, avant nous, se sont battues pour que nous soyons libres, pour que nous puissions faire nos propres choix. Grâce à elles, nous avons atteint des droits pour lesquels d’autres se battent encore.

Merci à toutes ces Iraniennes, et tous ces Iraniens à leurs côtés, de risquer leur vie pour la liberté, pour l’égalité, pour la démocratie et les droits humains. « Femme, vie, liberté » : battez-vous, bien que vous ne devriez pas avoir encore à le faire pour ces choses fondamentales, tenez bon, j’y crois très fort : la liberté, vous l’aurez !

L’autrice

Chahdortt Djavann est née en Iran en 1967. Selon elle, son père l’a élevée « dans l’amour des livres et la détestation des mollahs ». Déjà en juin 1980, alors qu’elle a 13 ans, elle est incarcérée pour avoir manifesté contre le régime. Elle arrive en France en 1993. Elle fait des études universitaires en psychologie sociale et en anthropologie. Elle entre à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle y rédige son mémoire, « L’endoctrinement religieux et l’islamisation du système d’éducation en Iran après l’instauration du régime islamique », une étude basée sur l’analyse des manuels scolaires.

Son histoire et son opposition au régime des mollahs en Iran sont le sujet de nombreux de ses écrits. L’autrice rédige un pamphlet sur le voile islamique, Bas les voiles ! (Gallimard, 2003). Elle y fait une analyse anthropologique et historique du voile islamique et de sa portée culturelle, traditionnelle, psychologique, sociale, sexuelle, juridique et politique . Son roman La Muette (Flammarion, 2008) est la confession d’une fille de quinze ans condamnée à la pendaison, dans les prisons des mollahs. Dans Comment lutter efficacement contre l’idéologie islamique (Grasset, 2017), Chahdortt Djavann analyse les multiples stratégies des mouvements islamistes et propose des solutions pour endiguer leurs progrès en Europe. Enfin, dans Iran J’accuse ! (Grasset, 2018), l’autrice analyse la réalpolitique des pays européens et surtout celle des États-Unis à l’égard du régime islamique de l’Iran.

DJAVANN, C. (2016). Les putes voilées n’iront jamais au Paradis !, Grasset, Paris.

References
1 Cf. newsletter « Travail du sexe : et si on décriminalisait ? »
2 Féminisation d’« hommage »

1 Comment

  1. […] l’intérieur ou à l’extérieur du cadre familiale, dans tous les milieux (À lire aussi : « Un mausolée pour des victimes condamnées. Les putes voilées n’iront jamais au Paradis ! de Ch… »). En Iran, les femmes sont assujetties aux hommes. Elles ne peuvent pas se défendre, elles […]

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