George Orwell écrivait en 1945 dans La Ferme des animaux : « Si la liberté à un sens, elle signifie le droit de dire aux autres ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre ». Ce droit essentiel au bon fonctionnement de la démocratie apparaît alors fondamental dans nos sociétés modernes, même s’il est aujourd’hui questionné, pour le meilleur ou pour le pire.
L’attentat de Charlie Hebdo a marqué un tournant dans la liberté d’expression des humoristes et surtout ses répercussions sur le public. Pierre Desproges disait : « on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui ». Cette thématique soulève aujourd’hui de nombreux enjeux et confronte liberté d’expression, clé de voûte de la démocratie, à des atteintes à d’autres droits fondamentaux tels que le respect de la vie privée et de la dignité de la personne humaine.
La loi limite déjà aujourd’hui cette possibilité par des dispositions interdisant les propos racistes ou antisémites. L’incitation à la haine est condamnée, le négationnisme également. C’est d’ailleurs sur ce fondement que Dieudonné a été condamné à de multiples reprises (2007, 2008, 2011, 2013..). Ses propos portaient en effet une atteinte grave à la communauté juive, et plus largement, à la société. Au-delà de cela, on assiste aujourd’hui à une analyse poussée de chaque parole d’humoriste, pouvant être interprétée comme raciste à la moindre blague. « On ne peut plus rire de rien », scandent notamment des personnalités d’extrême droite, dénonçant un phénomène de « cancel culture » (à lire : La « cancel culture », une construction rhétorique de Thibault Rabouin).
S’il est nécessaire d’éveiller les consciences sur des sujets sur lesquels l’humour ne doit pas empiéter (afin de ne pas tomber dans du racisme, de l’homophobie, de l’antisémitisme), il faut néanmoins être extrêmement vigilant.e quant au curseur à placer relatif à cette limite. En effet, il ne faut pas oublier que la liberté d’expression est un fondement de la démocratie et permet son bon fonctionnement. Dès lors, une limitation, quelle qu’en soit la nature, constitue une censure et l’on pourrait tomber dans un régime autoritaire.
L’hebdomadaire Charlie Hebdo a été érigé en symbole même de la liberté d’expression grâce à ses caricatures controversées et suite au tragique attentat de 2015. La liberté d’expression a ainsi été brandie face à l’idéologie terroriste comme symbole intouchable de l’État de droit et de la démocratie. Cependant, les caricatures de Charlie Hebdo sont questionnables. Bruno Humbeeck, psychopédagogue, estime qu’on ne peut rire que lorsqu’il y a une dénonciation d’un système, et non pas d’une personne : « Quand on fait une caricature d’un système, là, on peut pousser la moquerie très, très loin. C’est d’ailleurs ce que font beaucoup de journaux, mais dès qu’ils se trompent de cible, qu’ils visent un être singularisé, le rire devient beaucoup plus difficile à générer ». Pensons par exemple à la une du journal en 2016, montrant Stromae avec les paroles de sa chanson « Papaoutai » sur laquelle on peut apercevoir des membres de corps déchiquetés, une pour le moins discutable, le père du chanteur belge faisant partie de la population tutsie au Rwanda, et ayant été tué lors du génocide, en 1994.
On comprend alors que certaines formes que prend la liberté d’expression puissent choquer. Charlie Hebdo se joue de cette limite et aime provoquer pour susciter des réactions et créer du débat.
Toutefois, si les limites posées par la loi pour la liberté d’expression sont apparues nécessaires et objectives (condamnant l’homophobie, le racisme, l’antisémitisme, l’incitation à la haine), le rire reste une expérience singulière, propre à chacun.e, et subjective. L’enjeu de l’humour se heurte donc à la sensibilité de chacun.e et c’est pourquoi il est complexe de trouver une solution satisfaisant tout le monde. En est la parfaite illustration la polémique de Norman, humoriste français, dont les blagues problématiques n’ont pas fait l’unanimité vis-à-vis du public.
Dès lors, les évolutions de la société font également changer ce sur quoi l’on peut rire, comme l’exprime Louise Richer, directrice générale et pédagogique de l’École nationale de l’humour « L’humour est une affaire d’époque et de contexte ». Nonobstant, il est déterminant de se rappeler du rôle de l’humoriste et de sa véritable responsabilité sociale. Il doit être conscient des effets qu’il engendre dans la société, à travers son jugement qui a des conséquences, et tend parfois à modifier des normes et valeurs.
Pour aller plus loin :
- « Où commence le racisme », Philosophie Magazine, n° 138, Mars 2020.
- « Liberté d’expression : l’heure de la résistance contre les censeurs » – 28 Minutes, Arte, 19 juin 2021.