Systématiquement exploitée dans le discours politico-médiatique pour expliquer les causes des bien trop nombreux naufrages, la figure du passeur est au centre des préoccupations des États en matière de politique migratoire. Pour régler le problème de l’immigration illégale, il faut lutter contre les passeurs. Et si finalement, les passeurs n’étaient qu’une réponse à la politique migratoire européenne régie par de multiples dispositifs de surveillance aux frontières extérieures. Face à cette forteresse impénétrable, les passeurs se placent en tant qu’experts et offrent leurs services à celleux qui désirent la franchir. 

Cet article aborde le rôle du passeur dans la migration en analysant le discours politique autour de cet ennemi commun qu’il se doit de combattre. Il s’intéresse aux mécanismes de protection à la frontière menant au cataclysme meurtrier, et questionne l’efficacité des politiques migratoires des États communautaires. 

La frontière européenne : une zone doublement militarisée 

À la suite du naufrage du 3 octobre 2013 au large de Lampedusa durant lequel plus de 300 migrant.e.s sont mort.e.s, l’opération militaire italienne de sauvetage Mare Nostrum est créée afin de répondre aux besoins de secours dans la zone méditerranéenne. Opération très coûteuse dont le montant est largement supporté par le gouvernement italien, elle finit par être remplacée par l’opération Triton de Frontex. Si la première avait pour mission le sauvetage des personnes en mer, la seconde cible la sécurisation et la protection de la zone communautaire en collaborant avec les pays extra-communautaires voisins. Ce paradigme axé sur la protection des pays communautaires et sur la chasse aux entrées irrégulières censé être dissuasif n’a pourtant que très peu d’impact sur le nombre de départs vers le continent européen et condamne les personnes à entreprendre une migration dangereuse afin d’échapper aux contrôles. 

Dans cette zone doublement militarisée où les deux côtés de la frontière exercent un contrôle, le pouvoir de traverser constitue une force qui est monétisée par des individus, appelés passeurs. Parties prenantes de vastes réseaux criminels, ces derniers mettent leur connaissance du territoire frontalier au service de personnes souhaitant franchir la zone en y imposant leurs conditions : coût et modalité de paiement, lieu et heure de départ, moyen de transport et itinéraire. Ces exigences varient en fonction de la porosité de la frontière et du niveau de contrôle réalisé par les autorités.

Le durcissement des frontières renforce les réseaux criminels 

Les restrictions intégrées à l’immigration légale, synonyme de ce durcissement, renforcent les dynamiques clandestines. En France, la nouvelle loi « immigration » datant de janvier 2024 est un exemple systémique du climat politique européen en matière de flux migratoires. Dorénavant, l’immigration « talent » pour les plus qualifiés requiert un bac +5 ou équivalent, l’immigration pour les études qui constitue aujourd’hui l’immigration la plus importante est conditionnée à une caution de la part de l’étudiant.e, l’immigration familiale, elle, a considérablement baissé avec le durcissement des conditions d’attribution (durée de séjour sur le territoire préalable, autosuffisance financière, logement, etc), et enfin, l’immigration de protection est relativement faible et de plus en plus dur à obtenir avec les nombreuses suspicions de « fausse migration » qui règnent au sein des instances gouvernementales.

Cette politique du non-accueil menée par les autorités est justifiée par le fait que les migrations actuelles ne remplissent pas de critères raisonnables à la migration, que les pays d’origine sont sûrs et qu’il n’y aurait a priori pas besoin d’attribution de l’asile, ou encore que la France compte déjà trop de migrant.e.s. Pendant que les voies légales se réduisent, les voies illégales, elles, se développent, et le recours au service des passeurs croît. Comme l’expliquaient les auteur.rice.s Raphaël Krafft et Marie Cosnay dans une tribune publiée dans Le Monde en décembre 2021, « le passeur est le symptôme de la fermeture des frontières, en aucun cas la cause des mouvements migratoires ». 

Le marché du passage illégal 

Aujourd’hui, le marché du passage illégal représente des milliards d’euros et s’organise en réseau que les États peinent à démanteler. Face au durcissement des frontières, ce véritable “business de la migration” (Rodier, 2014) se sécurise et s’organise autour d’un système « sans danger », par exemple donner la barre à un passager du bateau. Ces « passeurs malgré eux » se trouvent dans cette situation, car ils n’ont pas assez d’argent pour payer le trajet, se voient forcés par les passeurs au moment d’embarquer, ou bien contraints de prendre la barre pour éviter un naufrage. Une fois arrivés en Europe, certains sont mis en prison pour « aide illégale au passage de la frontière » car ils ont été observés dirigeant le bateau ou bien, car d’autres passager.ère.s ont témoigné contre eux dans l’espoir que cela facilite leur parcours administratif une fois arrivé.e.s en Europe.

Dans la lutte acharnée contre les réseaux de passeurs, dont l’acte est jugé comme un crime et non plus un délit depuis janvier 2024, les individus accusés écopent de peines pouvant aller jusqu’à 20 ans de prison. Encore une fois, la sévérité de la peine justifiée par son caractère a priori dissuasif ne semble pas agir sur les réseaux criminels qui continuent de se développer à force que les frontières se durcissent. De plus, la plupart des passeurs ne représentent que les petites mains, autrement dit une main d’œuvre facilement remplaçable. Dans ce contexte, ce ne sont en général pas les dirigeants des réseaux qui se font arrêter. 

Pour des voies légales et sûres

Malgré les nombreux.ses mort.e.s dans le monde (l’Organisation internationale pour la migration (OIM) décompte 8 565 personnes migrantes mortes ou disparues pour l’année 2023), les personnes continuent de migrer et tentent leur chance, en ayant connaissance des risques. Les politiques européennes répondent systématiquement aux naufrages par de nouvelles politiques anti-immigration et anti-passeurs. Si les bénéfices de ces lois restent encore à prouver, les mort.e.s, elleux, sont là. Au contraire, les réseaux criminels nous prouvent à plusieurs reprises leur capacité à se réinventer pour pouvoir perdurer sur le marché du passage illégal. La chasse aux passeurs ne fera pas baisser le nombre de migrant.e.s qui meurent en tentant de fuir leur pays, elle accentue le caractère dangereux des traversées, qu’elles soient terrestres ou maritimes, et tuent. 

Dans une tribune publiée dans Le Monde le 17 septembre 2024, de nombreuses associations et organisations de défense des droits humains dont la Cimade, CCFD-Terre solidaire, Emmaüs Roya, interpellaient les États français et britanniques sur leur complicité des meurtres en mer et plaidaient pour une réintroduction de voies légales et d’une politique migratoire accueillante afin de mettre fin au cercle vicieux de l’illégalité dont les migrant.e.s sont prisonnier.ère.s une fois arrivée en Europe. 

Références

Audureau W., Dagorn G., Ferrer M., Geoffroy R., Imbach R., Maad A., Pariente J. « Loi « immigration » : ajouts, durcissement, censure… toutes les évolutions du texte, du projet initial à la version finale » Le Monde (2024)

Cosnay M., Krafft R., « Le passeur est le syndrome de la fermeture des frontières en aucun cas la cause des mouvements migratoires » Le Monde (2021). 

Dumont J., « Traversées de la Manche : pour contourner les restrictions, les passeurs ont recours à des bateaux en provenance de Chine » Info Migrants (2022) 

Geisser V., « Méditerranée, « morte nostrum » : un terrorisme de l’indifférence ? » Migrations Société (2015)

Hutton M., « Migrants : les passeurs sont-ils les premiers responsables des naufrages ? » TV5 Monde (2021)

Krafft R., « Passeurs malgré eux : des plages de Libye aux prisons de Sicile » France culture (2018)

Le Boisselier V., « Ces exilés condamnés comme des passeurs » Politis (2022)

Le Monde, « Naufrages de la Manche : La politique migratoire franco-britannique est mortifère, et ce n’est pas aux associations d’en pallier l’inconséquence » (2024)

Perrigueur E., « En France, des lois restrictives qui infirment la théorie de l’appel d’air » Le Monde Diplomatique (2022)

Radio France, « Que reste-t-il des voies d’immigration légales en Europe ? » (2024) 

Rodier C., « Le business de la migration » Plein droit (2014)

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