« La guerre était folie ? Sam disait que la paix devait l’être aussi. Il fallait justement proposer l’inconcevable. Monter Antigone sur une ligne de feu allait prendre les combats de court. Ce serait tellement beau que les fusils se baisseraient. » 

Georges, militant et étudiant, rencontre Samuel Akounis, grec, juif de Salonique dans les années 68 lors d’une manifestation pour la Palestine, mouchoir sur le nez. En commun, leur passion pour le théâtre. Des années plus tard, Georges est marié, et il a une fille dont Samuel, Sam, est le parrain. Atteint d’un cancer, Sam fait promettre à Georges de réaliser son rêve, son utopie de la paix, qu’il prépare depuis tant d’années : jouer Antigone à Beyrouth, voler deux heures à la guerre, en choisissant des acteur.rice.s de chaque communauté impliquée dans le conflit. 

La guerre civile libanaise fait rage depuis 1975, opposant les milices chrétiennes aux organisations palestiniennes et aux partis de gauche libanais. Le 6 juin 1982, Israël lance une invasion massive du Liban avec le soutien des forces armées libanaises chrétiennes. L’opération a pour but d’expulser l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) du Liban et d’installer un régime allié à Beyrouth. Après cette attaque, les milices phalangistes (milices chrétiennes des forces libanaises) entrent dans les camps de réfugié.e.s palestinien.ne.s de Sabra et Chatila et massacrent durant 38 heures des civil.e.s palestinien.ne.s, allant jusqu’à illuminer les camps la nuit avec des fusées éclairantes pour poursuivre le massacre. Le bilan de cet évènement qualifié d’« acte de génocide » par l’ONU est de 3500 mort.e.s pour selon des sources indépendantes, et de 700 selon les sources israéliennes. Aucun dirigeant n’a été condamné pour ce massacre considéré comme l’un des plus sanglants de la guerre civile libanaise. 

Voilà dans quel contexte Sam veut envoyer Georges jouer Antigone. Antigone, la pièce jouée dans le Paris occupé, Antigone, « la petite maigre », l’incarnation du refus était devenue pour Sam l’occasion d’une représentation, sur la « ligne verte », la ligne de démarcation divisant Beyrouth-ouest et Beyrouth-est, dans un lieu qui puisse dire la guerre en proposant la paix, le temps de quelques actes. 

Georges, les carnets de Sam en main, s’embarque pour le Liban, qu’il connaît si peu. Là, il découvre la guerre. Lui, le militant qui avait si souvent manifesté pour la cause palestinienne, se retrouve traversant Beyrouth en taxi, sursautant sous les bruits des tirs incessants. La confrontation à la réalité, sous la violence inouïe des mots de Sorj Chalandon, plonge Georges dans le concret des enjeux entrelacés du conflit et de la tension insupportable du quotidien d’un pays qui se déchire de toutes parts. 

« – Qui tire ? […]

– C’est le Liban qui tire sur le Liban. »

Avec l’aide d’un ami de Sam, qui devient son chauffeur, il convainc les acteur.rice.s dans chaque communauté, slalomant entre les phalangistes, les chiites, les Druzes et les milices chrétiennes, essayant de ne froisser personne, vantant les mérites de chaque rôle auprès des intéressé.e.s et justifiant rencontre après rencontre le choix du Liban. 

« – Pourquoi le Liban ? 

– Pour Damour et la Quarantaine justement.

– Renvoyés dos à dos ? 

– Souffrance à souffrance. »

Georges finit par rassembler tou.te.s ses acteur.rice.s. 

« Antigone était palestinienne et sunnite. Hémon, son fiancé, un Druze du Chouf. Créon, roi de Thèbes et père d’Hémon, un maronite de Gemmayzé. […] Une vieille chiite avait aussi été choisie pour la reine Eurydice, femme de Créon. « La Nourrice » était une Chaldéenne et Ismène, sœur d’Antigone, catholique arménienne. » 

Les répétitions peuvent alors commencer, demandant toujours plus d’ingéniosité à Georges pour faire avancer la troupe et réaliser le rêve de Sam. 

Sorj Chalandon nous plonge au plus fort du conflit et rend la violence quasiment palpable par son écriture. L’intensité de la guerre civile, les cœurs et les nations se déchirant sont écrasants de vérité et de lucidité sous la plume d’un correspondant de guerre qui connaît la région et nous montre son immense empathie à son égard. Quand la violence peut être une faiblesse, l’auteur propose un cri vers la paix, la main tendue du théâtre et de la culture comme arme politique et rhétorique, comme moyen de parler aux âmes. Un livre cinglant d’actualité dans le contexte actuel.

L’auteur

Sorj Chalandon est journaliste et écrivain. Né à Tunis, il milite dans les années 70 pour la Gauche prolétarienne et participe à la création de Libération chez qui il sera grand reporter pendant 34 ans. Journaliste depuis 2009 au Canard enchaîné, il est aussi romancier et chroniqueur judiciaire : il publie notamment un reportage sur l’Irlande du Nord et sur le procès de Klaus Barbie qui lui ont valu le prix Albert Londres. Son dernier livre L’Enragé porte sur la révolte de la colonie pénitentiaire de Belle-Ile et a obtenu le prix Eugène-Dabit du roman populiste. Le quatrième mur a fait l’objet en 2016 d’une adaptation en roman graphique par Eric Corbeyran. 

Pour en savoir plus…

Cirquenciel, Cirque social ayant pour but de répandre la paix à travers les arts du cirque, https://m.facebook.com/cirquenciel/

Corbeyran, E. and Chalandon, S. (2016). Le quatrième mur. Marabout. 

France Culture. (2024). « Sorj Chalandon, le juste et le vrai » : un podcast à écouter en ligne, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-sorj-chalandon-le-juste-et-le-vrai 

Sorj Chalandon (2013). Le quatrième mur. Grasset.

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