« J’ai faim, tout à coup, comme si je n’avais pas mangé depuis des semaines. J’ai envie de bortsch, de pierogi et de gâteau chaud aux graines de pavot, et je ressens cela comme un grand vide caverneux à l’intérieur de moi, un désir ardent de chaleur. Mais ce n’est pas du tout douloureux. C’est comme une promesse ».
C’est par l’embellissement de l’absence que le premier roman de Tomasz Jedrowski, Swimming in the Dark, fait ses adieux aux lecteur.rice.s, les laissant face à une forme de vacuité qui semble en quelque sorte accueillante. Avec pour cadre la Pologne tumultueuse des années 1980, l’œuvre de Jedrowski constitue une mosaïque poignante d’amour, de politique et du désir incessant de liberté, précisément le concept à l’origine du roman. Depuis le refuge de New York, Ludwik, un jeune homme qui a abandonné sa patrie, la Pologne, en cherchant la liberté, raconte méticuleusement ses expériences de vie sous la forme d’une lettre à son ancien amoureux, Janusz, entraînant les lecteur.rice.s dans un monde magique de mémoires teintées d’émotions cachées et de secrets gardés depuis longtemps.
À travers sa narration, Ludwik, protagoniste de cette croisade pour un amour condamné, transporte les lecteur.rice.s dans ses années de formation dans la Wroclaw des années soixante, une ville qui porte encore les cicatrices de la guerre et qui constitue la toile de fond idéale pour que des vérités exprimées et des révélations énigmatiques fassent surface et deviennent les véritables protagonistes du roman. C’est dans ce contexte que Ludwik fait face pour la première fois à sa sexualité, « je l’avais connu toute ma vie », déclare-t-il, se souvenant de son premier amour pour un garçon à l’âge de neuf ans, ouvrant ainsi la voie à l’exploration de ses désirs à travers le prisme du catholicisme conservateur et des traumatismes qui en ont résulté.
En effet, au cœur de Swimming in the Dark se trouve la relation profondément passionnée, mais finalement condamnée, entre Ludwik et Janusz. Leurs chemins se croisent par hasard lors d’un camp d’été en 1980, où Ludwik, un lecteur passionné, prête à Janusz une copie illicite de La chambre de Giovanni de James Baldwin. Les deux jeunes hommes se lient rapidement à cause de la nature secrète du roman et de sa présentation de l’homosexualité, qui reflète fondamentalement le secret qui entoure leur propre amour, servant à la fois de représentation et de catalyseur à leur intense romance. À la fin de leur séjour au camp de travail, Ludwik et Janusz s’embarquent pour un voyage de camping, où leur amour fleurit au milieu de la beauté sauvage de la nature, évoquant une intimité pure et spontanée. À la façon d’un autre classique queer, Brokeback Mountain, la passion de Ludwik et Janusz se développe dans un environnement naturel idyllique et presque surréaliste, où la nature elle-même semble pouvoir protéger les deux jeunes hommes de la cruauté de leur époque. Néanmoins, le retour aux dures réalités de Varsovie, sous contrôle communiste, dévoile les failles de leur relation et la nature éphémère de leur rencontre fatidique. Ludwik rêve de la liberté du monde occidental, tandis que Janusz, avec son sens pratique et son charme, trouve du réconfort en naviguant le système politique corrompu.
Saisissant habilement les conflits idéologiques entre l’idéalisme indéfectible de Ludwik et la vision pragmatique de Janusz, Jedrowski souligne comment la tension sociale de l’environnement se répercute inévitablement sur l’équilibre fragile de leur relation secrète. Se déroulant dans la Pologne du bloc de l’Est des années 1980, le roman offre une perspective originale sur le processus d’acceptation de son identité et sur le rôle que les courants politiques sous-jacents, les pressions sociétales et l’État de surveillance omniprésent jouent dans l’évolution personnelle des protagonistes. Tous ces éléments ajoutent des niveaux de complexité au roman, soulignant l’élégance exquise et la profondeur émotionnelle de la prose de Jedrowski et élevant la narration bien au-delà des limites d’une histoire d’amour conventionnelle. En effet, dans Swimming in the Dark, Jedrowski est capable de marier harmonieusement le personnel et le social, créant ainsi un récit multidimensionnel qui aborde les aspects personnels et sociaux de l’amour.
Avec un soin méticuleux, Jedrowski dévoile les vulnérabilités et les secrets bien gardés de ses personnages, les présentant comme des êtres complexes situés dans un environnement encore plus complexe qui, inévitablement, crée les prémisses d’un changement. Les révélations qui émergent progressivement tout au long du roman sont poignantes, et culminent avec la révélation finale, et la plus impactante, de la sexualité de Ludwik aux autorités polonaises. Exposé par un ancien amant pour qui il est réellement, il se retrouve à la croisée des chemins entre la vie et la mort, l’amour et la perte, le passé et l’avenir, et doit fondamentalement choisir entre sa liberté d’aimer et la culpabilité de quitter tout ce qu’il connaît.
Une analyse profonde et minutieuse du jeune amour, Swimming in the Dark de Tomasz Jedrowski, émerge comme un roman fascinant et captivant, imprégné par les facettes incontrôlées de l’amour et du développement personnel. Mêlant harmonieusement une histoire d’amour émouvante à une description vivante de la situation politique dans la Pologne des années 1980, le roman déborde de commentaires sociaux, établissant Jedrowski non seulement comme romancier, mais aussi comme connaisseur des implications sociales de l’amour queer. En effet, la relation tumultueuse entre Ludwik et Janusz, ayant pour toile de fond un régime répressif, crée un récit qui a une résonance émotionnelle et une profondeur thématique. L’élégance de la prose de Jedrowski, associée aux révélations déchirantes, fait de ce roman une exploration captivante et immersive de l’amour, de la politique et de la recherche incessante de la liberté.
