En 1939, Billie Holiday interprète pour la première fois le titre « Strange Fruit » (« Fruit étrange ») sur la scène du Café Society de New York, une chanson qui marque à jamais l’histoire musicale étasunienne du XXe siècle. « Strange Fruit » est par ailleurs la première protest song (« chanson de protestation ») connue des États-Unis.

L’histoire de la chanson 

En pleine ségrégation raciale aux États-Unis, en 1937, le poète et professeur communiste, Abel Meeropol, décide d’écrire contre les exactions commises à l’encontre de la population noire américaine, et principalement sur le sujet des lynchages. C’est après avoir vu les photos des lynchages de Thomas Shipp (18 ans) et d’Abram Smith (19 ans), accusés de viol, que, traumatisé, il prend sa plume afin de dénoncer ces pratiques cruelles. Selon l’association Equal Justice Initiative1, plus de 4000 Noir.e.s ont été lynché.e.s aux États-Unis entre 1877 et 1950. 90% de ces assassinats ont été commis dans les États du Sud.

Publié sous le pseudonyme de Lewis Allan dans le New-York Times, le poème, à l’origine intitulé « Bitter Fruit » (« Fruit amer »), acquiert peu à peu une certaine forme de notoriété dans les milieux intellectuels de la gauche new-yorkaise. C’est d’abord la femme du poète, Anne Meeropol, qui la chante pour la première fois avant qu’il ne contacte Billie Holiday, déjà dotée d’une forte renommée, pour en devenir l’interprète.

Le choix de Billie Holiday 

Billie Holiday, née en 1915 à Philadelphie, est considérée comme l’une des plus grandes chanteuses de jazz et de blues de l’histoire. Habituellement intéressée par des musiques parlant d’amour, « Strange Fruit » résonne cependant en elle et la touche personnellement face au racisme dont elle est victime. 

Dès son enfance, elle subit de la violence. Fille d’un père guitariste qui ne la reconnait pas et d’une mère cuisinière et prostituée, elle est placée en foyer pour Noir.e.s, où elle est violée. Sa mère la fait revenir à ses côtés à New-York en 1928 ; Billie a alors 13 ans. Elle travaille avec elle comme aide-ménagère à Harlem et se prostitue à son tour. De temps en temps, elle chante, faisant profiter le monde de son grain de voix particulier. Après un passage en prison de quelques mois pour racolage, Billie commence à chanter dans des clubs de jazz et connaît très rapidement un succès grandissant.

Toutefois, sa réussite est ponctuée par la drogue, mais aussi par le racisme dont elle est victime, notamment lors de tournées dans les États du Sud où elle ne peut réserver de chambre d’hôtel ou dîner avec son orchestre, composé de musiciens blancs. Lorsque Abel Meeropol lui propose d’interpréter son poème, elle est d’abord hésitante, car consciente du risque qu’elle encourt à prendre position sur un sujet aussi délicat. C’est en la mémoire de son père, mort d’une pneumonie après le refus de plusieurs hôpitaux du Sud de le prendre en charge, qu’elle accepte.

La chanson : analyse et mise en scène

Strange Fruit Fruit étrange
Southern trees bear a strange fruit Les arbres du Sud portent un fruit étrange
Blood on the leaves and blood at the root, Du sang sur les feuilles, du sang sur les racines, 
Black bodies swingin’ in the Southern breeze Un corps noir se balançant dans la brise du Sud 
Strange fruit hangin’ from the poplar trees Étrange fruit pendant aux peupliers.
Pastoral scene of the gallant South Scène pastorale du vaillant Sud. 
The bulgin’ eyes and the twisted mouth, Les yeux exorbités et la bouche tordue, 
Scent of magnolias sweet and fresh Parfum de magnolias, doux et frais. 
Then the sudden smell of burnin’ flesh Puis une odeur soudaine de chair brûlée.
Here is a fruit for the crows to pluck Voici un fruit à picorer par les corbeaux 
For the rain to gather, for the wind to suck Que la pluie fait pousser, que le vent assèche. 
For the sun to rot, for the tree to drop Pourri par le soleil, il tombera de l’arbre. 
Here is a strange and bitter crop Voilà une bien étrange et amère récolte 

À la lecture des paroles, nous comprenons très vite que le fruit dont il est question n’est autre que le corps d’une personne noire, pendue à un arbre après un lynchage. Tout le long du texte, une comparaison est réalisée entre le corps et le fruit. Ce qui est troublant dans ce développement, c’est l’antithèse réalisée entre la description calme, apaisante et pastorale d’un paysage du Sud des États-Unis, et la violence de la scène dépeinte. Une personne a été violemment assassinée et laissée là, en plein air, au regard de tou.te.s et à la décomposition.

La description est précise et les mots crus dérangent, comme « pourri », « chair brûlée », etc. Le poète fait jouer nos sens pour que nous puissions nous imaginer le paysage qu’il dépeint, comme si nous assistions directement à la scène en même temps que lui. Il utilise nos sens : la vue, l’odorat avec le « parfum de magnolias, doux et frais » et l’« odeur soudaine de chair brûlée », mais aussi le toucher lorsqu’il est question de la pluie et du vent qu’on pourrait ressentir sur notre peau.

Lorsqu’elle chante ce titre, Billie Holiday a toute une mise en scène : les lumières s’éteignent et un spot est orienté vers elle, la baignant d’un petit faisceau lumineux au milieu de l’obscurité. Elle est seule, accompagnée d’un pianiste. Toute la salle se tait et les serveur.se.s du Café arrêtent de servir. C’est le silence complet. Elle entonne alors l’introduction les yeux fermés avant d’articuler chacune des paroles pour donner tout son poids aux mots. La fin est chantée en apothéose, en bouquet final, comme un cri de rage contre les injustices subies par le peuple noir américain. Le journaliste D. Margolick écrit : « C’était toujours la fin de son set. Elle ne pouvait rien jouer après ça. Cela a été mis en scène de façon très théâtrale, mais je pense que c’est cela qui la rendait attractive, puissante et unique. »2

La réception

Les témoignages racontent qu’après la toute première représentation de « Strange Fruit », la salle est restée pétrifiée, avant qu’une personne ose briser le silence en applaudissant. Le Café Society a très vite fait de la chanson sa marque de fabrique : des centaines de personnes viennent admirer la somptueuse Billie Holiday chanter son titre phare et en ressortent chamboulées.

Le gouvernement ne partage pourtant pas cet avis et cherche à la faire taire par tous les moyens afin d’éviter une révolte des Noir.e.s américain.e.s. Elle est envoyée en prison en 1947 pour possession et consommation de drogues. À sa sortie, beaucoup de scènes refusent de prendre le risque qu’elle interprète « Strange Fruit » et souvent des agents de police se trouvent dans la salle pour veiller à intervenir en cas de débordements. En Alabama, elle est chassée de la ville de Mobile pour avoir seulement entamé les premières notes du morceau. 

La chanteuse a également rencontré de fortes difficultés pour enregistrer « Strange Fruit », après avoir essuyé un refus de la part de Columbia Records, avec qui elle était pourtant sous contrat, par crainte des répercussions et de pertes d’argent de la part des partenaires et consommateur.rice.s blanc.he.s. C’est la petite maison de disques juive de New York, Commodore Records, qui accepte finalement d’enregistrer le titre et de le commercialiser.

La postérité

Après une vie très difficile marquée par les hommes toxiques dont elle a partagé le quotidien (le drogué Jimmy Monroe, le gangster John Levy qui lui volait son argent, le violent Louis McKay…), mais aussi par la drogue et l’alcool, Billie Holiday s’éteint le 17 juillet 1959 d’une cirrhose, à l’âge de 44 ans.

« Strange Fruit » devient en 1999 selon Time Magazine « la meilleure chanson du siècle » et en 2021, le magazine rock Rolling Stones la classe 21ème parmi les 500 plus grandes chansons de tous les temps.

Ce morceau est devenu au fil du temps un véritable hymne de ralliement pour toutes les victimes d’actes racistes. On parle parfois de « Marseillaise noire ». L’impact de « Strange Fruit » dans la culture noire américaine est d’ailleurs si important qu’on établit souvent un rapprochement avec le refus de Rosa Parks de céder sa place dans le bus. Pendant l’apartheid en Afrique du Sud, la chanson avait été interdite sur toutes les ondes radios, par crainte de soulèvements.

Enfin, le titre est repris de nombreuses fois par divers artistes tel.le.s qu’Ella Fitzgerald, Nina Simone, Diana Ross ou encore Jeff Buckley. Cependant, c’est un défi de taille pour beaucoup, car la prestation de Billie Holiday a marqué les mémoires comme une véritable prouesse chargée d’émotion. Malgré toute l’agitation créée autour d’elle, cette chanson reste très peu appréciée du public puisque dérangeante pour beaucoup et instaurant une certaine forme de malaise.

Lors de l’investiture de Donald Trump en 2017, la chanteuse Rebecca Ferguson a accepté de chanter à condition que le nouveau président la laisse interpréter « Strange Fruit », ce qu’il a évidemment refusé.

Pour aller plus loin

Deux ans avant sa mort, Billie Holiday a rédigé son autobiographie Lady Sing The Blues, par la suite adaptée en film éponyme où Diana Ross joue le rôle de la chanteuse de blues. 

En 2009, le livre de David Margolick, Strange Fruit : la biographie d’une chanson, revient, comme son titre l’indique, sur l’histoire autour de cette chanson au succès mondial.

En 2020, le documentaire Billie est réalisé par James Erskine qui s’appuie sur des centaines d’interviews de Billie et de ses proches réalisées par la journaliste Linda Kuehl dans le but d’en faire une biographie, mais qui est malheureusement décédée avant d’avoir pu rédiger son ouvrage. Le documentaire est narré par les voix enregistrées par Linda Kuehl, dont la sienne.

Enfin, le tout dernier biopic de la chanteuse, peut-être parfois un peu trop romancé, est sorti en 2021, réalisé par Lee Daniels : Billie Holiday, une affaire d’État, avec Andra Day dans le rôle de Billie. L’actrice a déjà reçu le Golden Globe de « la meilleure actrice dans un film dramatique » pour sa prestation et le film est nominé aux Oscars.

References
1 Site informatif Lynching in America créé par Equal Justice Initiative sur les lynchages aux Etats-Unis, disponible : https://lynchinginamerica.eji.org/.
2  MARGOLICK, D. (2009). Strange Fruit : la biographie d’une chanson. Éd. Allia. Paris.

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