Le 1er avril 2003, le célèbre acteur et chanteur hongkongais, Leslie Cheung, en proie à une sévère dépression, a mis fin à ses jours en sautant du 24e étage du Mandarin Oriental Hotel, à Hong-Kong. Il laissait alors derrière lui une communauté endeuillée de fans du monde entier. Encore aujourd’hui, Leslie Cheung reste l’une des rares personnalités publiques hongkongaises et chinoises s’étant officiellement revendiquée comme queer et gay. Cette affirmation de soi lui a d’ailleurs valu de recevoir des centaines de critiques négatives, ajoutées à la montée du cyberharcèlement sans contrôle des années 1990-2000, ce qui a fortement participé à aggraver sa dépression. 

Ainsi, bien que dépénalisée depuis 1997 et plus considérée comme une maladie mentale depuis 2001, l’homosexualité reste difficilement acceptée en Chine, et ce, davantage sur le continent que dans les îles de Hong-Kong et de Taïwan, plus libérales. Cette sévérité chinoise s’est par exemple réexprimée en octobre 2019 par le refus de l’État de légaliser le mariage homosexuel. Or, cette interdiction empêche les Chinois.es concerné.e.s d’adopter des enfants, mais aussi de pouvoir acheter des biens immobiliers communs ou même de prendre des congés si son ou sa partenaire est malade.  

En l’occurrence, la tolérance du Parti Communiste chinois (PCC) envers la communauté LGBTQI+ reste très faible. Il semble que, dans une société où les marques d’affection ne sont pas bien perçues et relèvent avant tout de la sphère privée, cette rigueur dans le contrôle des émotions est encore plus réclamée lorsqu’il s’agit des couples homosexuels. La discrétion est donc de mise, ce qui se traduit dans les représentations cinématographiques. En effet, si le PCC reconnaît le strict minimum des droits des personnes LGBTQI+, l’idée d’une véritable normalisation semble encore bien lointaine.  

Une censure plus ou moins prégnante en fonction du contexte ?

Dans les années 1990-2000, la situation semblait davantage prometteuse pour la communauté LGBTQI+. Par sa volonté de se développer économiquement et d’accroître les investissements étrangers, la Chine a dû se conformer aux critères requis par les puissances occidentales, tels que le respect des standards des droits humains. Ainsi, on assiste à une augmentation de l’acceptation de la part des autorités chinoises envers les minorités (ethniques, sexuelles, etc.), qui se retrouve également dans les représentations cinématographiques. Sans oublier que, jusqu’en 1997, Hong-Kong est une province sous domination britannique ; l’indulgence y est donc plus grande en termes de respect des droits humains et de liberté d’expression. De nombreux films LGBTQI+ voient alors le jour à cette période, à Hong-Kong d’abord, puis dans les grandes villes industrialisées chinoises. C’est par exemple le cas de Adieu ma concubine (霸王别姬 – Bawang bieji), réalisé par Chen Kaige en 1993 et mettant en vedette Leslie Cheung. Ce célèbre film sino-hongkongais raconte l’histoire de deux amis d’enfance acteurs d’opéra, Dieyi et Xiaolou, dans la Chine du début du XXe siècle. Au fil du temps, Dieyi développe des sentiments amoureux pour son acolyte de scène, mais que celui-ci ne semble pas partager. Le film est diffusé en public pour la première fois à Hong-Kong en janvier 1993 et est très rapidement projeté à l’étranger suite aux éloges qu’il reçoit. Il est joué en Chine continentale en juillet 1993, à Shanghai, avant d’être interdit un mois plus tard pour cause de références explicites à l’homosexualité, au suicide et aux crimes commis sous le régime de Mao Zedong. Cependant, le film reçoit la Palme d’or lors du Festival de Cannes de 1993. Face à la montée des critiques internationales, les autorités chinoises reviennent sur leur décision, mais modifient tout de même certaines scènes jugées trop « choquantes ». 

Ainsi, malgré une avancée considérable dans la représentation cinématographique des minorités de genre, l’emprise des valeurs traditionnelles sur la société chinoise reste forte. En effet, si dans le confucianisme, philosophie chinoise vieille de plus de 2000 ans, l’homosexualité n’est pas interdite explicitement ; l’homme et la femme doivent toutefois se contenter de « rôles traditionnels ». Aussi, dans le taoïsme, un autre pilier de la pensée chinoise, on trouve cette idée d’équilibre parfait entre, d’un côté le yin qui représente la valeur féminine, la douceur, le bien ; de l’autre le yang qui représente l’homme, la force, le mal. Ainsi, cette idée de complémentarité de l’homme et de la femme est bien enracinée dans la mentalité des Chinois.e.s. De plus, l’accent est également mis sur une autre vertu dans la réflexion confucéenne : la piété filiale. En d’autres termes, il s’agit de faire preuve de respect envers ses parents et ses ancêtres. Or, le fait de ne pas se conformer à la norme de la société chinoise, comme être homosexuel.le, serait, selon cette pensée, une façon de porter atteinte à l’honneur de la famille. D’autant plus que la question de la perpétuation de l’héritage familial est toujours très présente dans la société chinoise. Dans un contexte de politique de l’enfant unique (en vigueur entre 1979 et 2015), beaucoup de parents ont du mal à accepter que leur seul.e enfant ne soit pas en mesure de leur assurer une descendance. Une forte pression familiale repose alors sur les épaules des jeunes Chinois.e.s, ce qui les empêche de pleinement s’assumer tel.le.s qu’iels le souhaiteraient. 

Par ailleurs, ce sentiment de ne pas être accepté.e.s, pour les LGBTQI+ chinois.e.s, a été décuplé ces cinq dernières années par le fait que l’homosexualité soit davantage vue par le Parti comme la marque de la décadence occidentale. Les LGBTQI+ seraient ainsi des individu.e.s moins aptes à se conformer au sein d’une société chinoise et mettraient en péril l’homogénéité de la nation. On assiste alors à un recul en force des tolérances, sous prétexte de refus de se conformer aux idées occidentales imposées par les États-Unis. Il y aurait toujours cette peur de la part des personnalités politiques chinoises d’être contrôlé.e.s et de perdre leur souveraineté, probablement issue du traumatisme de l’occupation occidentale du début du XXe siècle. Cette réduction de l’indulgence du PCC envers la communauté LGBTQI+ se retranscrit également dans l’univers du cinéma. Tout d’abord, la rétrocession de Hong-Kong à la Chine par la Grande-Bretagne, en 1997, a drastiquement réduit les libertés d’expression au sein de la province. Alors que dans les années 1990, le cinéma hongkongais se développait de plus en plus à l’international et s’aventurait dans des thématiques plus osées, la censure chinoise peut désormais s’imposer et contrôler les productions. Aujourd’hui, les films chinois et hongkongais mettant en scène des couples homosexuels se ressemblent beaucoup et sont relativement ennuyants. Bien souvent, l’homosexualité des personnages n’est pas explicite et est dépeinte sous la forme d’une amitié. Si toutefois il est fait mention d’une véritable relation amoureuse, elle se solde toujours par une rupture des héro.ïne.s à la fin du film. C’est alors pour le PCC une façon de démontrer que l’on ne peut être heureux.se dans une relation homosexuelle, et que celle-ci est vouée à l’échec. 

D’autre part, au sujet des films occidentaux, la censure fait rage dans ce contexte de montée de l’antiaméricanisme et, début 2016, la loi s’est durcie dans le but de protéger le public des « côtés obscurs de la société » : désormais, toute représentation de relation homosexuelle, mais également d’aventure d’un soir, de relation hors mariage ou de relation sexuelle entre mineur.e.s est interdite. Tandis que certaines productions cinématographiques sont tout simplement bannies du marché et ne verront jamais leur titre proposé dans les salles de cinéma chinoises, pour certaines œuvres très réclamées, c’est tout un découpage artistique qui s’opère. Le plus surprenant est certainement la censure de toutes les scènes gays présentes dans Bohemian Rhapsody (2018), réduisant le film de manière considérable et lui faisant perdre la majeure partie de son sens, jusqu’à retirer le mot « gay » de tous les dialogues, enlever toutes les références au SIDA et à supprimer la célèbre scène du clip de « I Want To Break Free » dans laquelle Freddie Mercury est habillé en femme. Autre exemple : la censure du baiser « gay » de M. Fassbender avec son double dans Alien Covenant (2017), joué par lui-même. Pour l’activiste LGBTQI+ Fan Popo, les censeur.se.s chinois.e.s sont les personnes les plus conservatrices de la société.

Des stratagèmes pour contourner la censure 

Comme la majorité des individu.e.s de la communauté LGBTQI+ ne se reconnaît pas dans les films autorisés par le gouvernement chinois, des techniques se développent pour passer à travers les mailles du filet, dont principalement l’utilisation du streaming. Il est pourtant important de rappeler que la censure chinoise est très forte sur Internet et qu’il est impossible d’avoir accès aux sites occidentaux tels que Google, Facebook, Instagram ou encore Netflix sans utiliser de VPN, technologie qui permet de se localiser informatiquement à l’extérieur du pays. Néanmoins, celles et ceux qui utilisent un VPN font en sorte de récupérer les films interdits et les mettent à disposition du grand public. C’est ce qui explique par exemple le succès de Call Me By Your Name (2017) en Chine. Bien qu’interdit sur les écrans pour raisons de pornographie et d’homosexualité, les liens streaming en anglais sous-titrés mandarin se sont très rapidement diffusés sur la toile. Pour beaucoup de jeunes Chinois.e.s, ce film est une révolution dans sa façon de centrer toute son histoire autour d’une relation gay et de la normaliser.

C’est ce qu’essaye de faire certains événements thématiques tels que le Beijing Queer Film Festival ou encore le Shanghai Queer Film Festival. Ainsi, lors de l’édition 2018 de ce dernier, environ 40 court-métrages chinois et internationaux sur des thématiques LGBTQI+ ont été diffusés en seulement 22 heures. Ils permettent alors de promouvoir la diversité, de donner de la visibilité à des artistes souvent marginalisé.e.s, mais aussi d’aborder des thématiques encore trop peu connues. Par exemple, l’une de ces productions présentées lors du festival, Une fille couverte (搁浅的鱼 – geqian de yu), raconte l’histoire d’une jeune femme envoyée dans une clinique afin de subir une « thérapie de conversion » pour la « guérir » de son homosexualité par des méthodes violentes. La réalisatrice Xin Geng explique dans Asyalyst qu’elle a pu réaliser ce film grâce à l’aide de son école de cinéma et de sa famille : « Nous n’avions presque pas d’argent pour tourner ce court-métrage, confie-t-elle, et c’est encore plus dur de faire ce type de film quand on travaille sur des sujets sensibles ou des films d’auteur. ». Ces festivals sont les seuls endroits où il est possible d’aborder librement ces thématiques difficiles dans un pays autoritaire, par les films diffusés d’abord, puis par les discussions organisées (ou non) entre les participant.e.s à la fin de la projection. Toutefois, ces manifestations n’ont lieu que dans les grandes villes chinoises, comme Shanghai ou Pékin, où la population est plus libre, plus jeune et plus ouverte d’esprit. Beaucoup d’étranger.ère.s, souvent occidentaux.ales, y étudient, y travaillent, y vivent, ce qui fait que les Chinois.e.s ont plus facilement la possibilité d’échanger et de comparer leur situation avec celle des immigré.e.s. De plus, leur présence dans ces grandes villes fait que les autorités sont plus flexibles concernant leur interprétation des normes sociales et traditionnelles. Ce qui est encore loin d’être le cas dans les villes beaucoup moins ouvertes, de l’Ouest de la Chine par exemple. 

Les difficultés engendrées par cette non-représentation

En maintenant les LGBTQI+ dans l’ombre et en leur interdisant de s’affirmer tel.le.s qu’iels sont, le PCC empêche la création d’une véritable communauté. En effet, comme démontré précédemment, il est très difficile pour les Chinois.e.s de sortir des normes de genres qui leur sont imposées, notamment par le fait qu’iels n’aient pas de modèles auxquels s’identifier. Si l’on souhaite créer une culture commune, il convient de s’appuyer sur des mythes, des héro.ïne.s qui nous ressemblent, des histoires que l’on peut se transmettre, et ainsi faire naître le sentiment d’une appartenance commune. En l’occurrence, on ne peut s’identifier à ce que l’on ne connaît pas. C’est pour cela que les individu.e.s réussissant réellement à s’accepter vivent souvent dans des grandes villes et sont en contact avec l’Occident par leurs études, leurs ami.e.s, voire iels ont même déjà eu la chance de partir quelque temps à l’étranger et d’avoir accès à une culture différente et tolérante vis-à-vis des questions LGBTQI+. 

Le fait de refuser de montrer des personnages homosexuels sur grand écran entraine un sentiment de méconnaissance, d’inhabituel. Or, les gens ont peur de ce qu’iels ne connaissent pas. Comme les films mettant en scène des individu.e.s LGBTQI+ sont difficiles à trouver, le public qui parvient à y accéder est spécifique : le.a spectateur.rice sait ce qu’iel recherche et est déjà sensibilisé.e à la cause.  Donc, cela ne permet pas de normaliser ces comportements jugés comme « déviants » au sein de la société chinoise. C’est en montrant que l’on parviendra à faire changer les mentalités et à créer une société plus tolérante : montrer c’est légitimer, accorder de la reconnaissance. Par le cinéma, on offre la possibilité à certaines personnes d’être en contact avec des comportements qui peuvent apparaître comme atypiques pour elles. Par exemple, pour certaines personnes âgées, l’homosexualité reste un tabou et l’intersexualité, le transgenrisme, la pensée queer sont des concepts dont elles n’ont jamais entendu parler. Si l’on montrait plus souvent certaines pratiques, elles deviendraient alors acceptées par la société, ce qui permettrait de faire avancer les mentalités vers plus d’égalité. 

Références

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FARRE, A. (2018). Chine : la question LGBT toujours plus censurée au cinéma. asyalist.com [online]. Apr 3.

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