« Jésus peut toujours refuser son père, mais il ne peut échapper au sang de sa mère, il peut crier et essayer de le laver de ses doigts, mais il n’échappera jamais à ce dont il est fait. »1

C’est avec un avertissement sinistre que le premier album de la compositrice-interprète Hayden Silas Anhedönia, mieux connue sous son nom de scène Ethel Cain, se présente à son public. Imprégné de motifs gothiques du Sud et de références spirituelles quelque peu inquiétantes, Preacher’s Daughter est un conte de prudence, l’écho lointain du voyage voué à l’échec d’une adolescente qui tente désespérément d’échapper aux traumatismes religieux, à la violence et aux abus. L’album, qui a récemment fêté son premier anniversaire, dissèque les aspects les plus intimes de la marginalisation sociale et de la recherche d’appartenance de la protagoniste, qui la conduit tragiquement à la perdition et à une mort atroce. Les thèmes abordés par Anhedönia dans Preacher’s Daughter ont, depuis la sortie de l’album, trouvé une résonance particulière dans la vie de millions de personnes LGBTQIA+, dont les expériences sont le plus souvent teintées du même sentiment d’abandon émotionnel et de réclusion sociale que celui auquel la protagoniste tente d’échapper. Ayant grandi comme femme trans dans une ville rurale baptiste (branche du protestantisme) du sud de la Floride, Anhedönia semble partager beaucoup de choses avec son alter ego : scolarisée à domicile et étroitement liée à la communauté religieuse, elle s’est rapidement familiarisée avec les sentiments d’éloignement, de honte et de culpabilité, qu’elle a finalement transposés dans l’odyssée dans laquelle le protagoniste de son premier album se trouve empêtré.

« Le quartier ne cesse de se rétrécir, tous sont affamés quand l’argent se raréfie, il ne reste que vos murs et vous y mourrez. »2

Au début de Preacher’s Daughter, le public rencontre le personnage d’Anhedönia dans sa ville natale, une dizaine d’années après la mort de son père et au seuil d’un voyage qui changera sa vie à jamais. Au fil des treize morceaux du projet, la protagoniste est représentée dans une course désespérée contre le destin, subissant les hauts et les bas d’une relation détériorée avec la religion, les abus qu’elle a subis dans l’église et la cruauté de la nature humaine. Néanmoins, bien qu’essayant d’échapper à une forme de punition extra-terrestre, c’est précisément aux mains des forces du mal les plus terrestres que le personnage de Cain finit par succomber. Dans l’album, une telle juxtaposition entre le terrestre et l’extra-terrestre existe sous ses formes les plus concrètes : de l’idéalisation toxique des hommes violents à la tendance purement humaine à chercher une leçon sous-jacente dans la douleur, c’est à l’intersection de ces mondes antithétiques que le personnage dépeint par Anhedönia prend vie. La fille d’un prêtre violent, personnification de la pureté religieuse, finit par se perdre et par perdre sa vie en cherchant un refuge loin de la communauté qui l’a rejetée, devenant ainsi une entité qui oscille entre la vie et la mort, entre le besoin présumé de se repentir et l’urgence désespérée de survivre.

« Ce que je ne donnerais pas pour être à la messe ce dimanche, écoutant la chorale, si sincère, chantant tous – Dieu t’aime, mais pas assez pour te sauver – ».3

La campagne américaine, initialement animée d’une vaine promesse de liberté, de sauvetage et d’acceptation, semble, tout au long de l’album, se transformer progressivement en une représentation perverse des divergences et des contradictions des visions du monde profondément religieuses et conservatrices. Le rêve américain se dissipe pour laisser place aux horreurs de la nature humaine et sur le dernier titre, Strangers, acclamé par la critique, l’adolescente américaine dont le public a fait la connaissance se retrouve morte au fond d’un congélateur, assistant impuissante à la consommation de son corps par la seule personne qui lui ait jamais témoigné de l’amour, pour son plaisir tordu. La métaphore profondément troublante de la cannibalisation, bien qu’elle ne soit pas nouvelle dans l’art et la littérature, est magistralement employée par Anhedönia pour exprimer l’immense souffrance que représente le fait de se perdre pour le plaisir et le bien-être d’autrui. Le personnage de Cain est dévoré physiquement et émotionnellement par le poids des attentes de la société, et finit par disparaître dans un écho qui, même après la mort, ne souhaite qu’être « bonne ».

« Suis-je bon à rien ? Avec ma mémoire réduite à un polaroïd en évidence, je voulais juste t’appartenir. »4

L’épopée d’Ethel Cain est une tragédie condamnée dès le début, dans laquelle la mentalité de la « loi du plus fort »  fait des ravages sur l’innocence des faibles. Cependant, Preacher’s Daughter n’est pas seulement un outil narratif en soi : des millions de personnes ont rapidement commencé à identifier les liens entre les thèmes de l’album et les luttes des minorités dans le monde entier et, en particulier, dans le contexte de la société américaine. Le sentiment d’aliénation qui domine le personnage tout au long de la narration a été identifié par beaucoup comme une extension de la marginalisation sociale vécue par des millions d’Américains LGBTQIA+ qui, chaque jour, sont contraints d’assister à l’approbation de législations qui restreignent activement leurs droits fondamentaux. Dans un contexte où les minorités sont progressivement poussées en marge de la société, contraintes à une forme d’exil émotionnel pour éviter la persécution, l’histoire du personnage de Cain sert de plaidoyer pour que les communautés promeuvent l’hospitalité plutôt que l’ostracisme.

« Et Jésus, si tu es là, pourquoi me sens-je seul dans cette pièce avec toi ? »5

References
1, 2, 3, 4, 5 Traduction libre

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