Le 15 octobre 2023
Chère Madame Traoré,
C’était il y a sept ans. Le 19 juillet 2016, dans une ville voisine de celle où je réside, votre frère Adama perdait la vie suite à une longue course-poursuite en pleine canicule avec des gendarmes, le jour de ses 24 ans.
Après de très longues enquêtes, la justice refuse de vous entendre : elle rend une ordonnance de non-lieu le 31 août 2023, estimant qu’aucune infraction n’avait été commise par les trois gendarmes ayant procédé à l’interpellation d’Adama.
La presse, qui s’improvise juge d’instruction, s’indigne du fait que vous n’acceptez pas cette décision. Mais comment ? Comment croire en la validité d’un dossier judiciaire où les expertises et les témoignages se contredisent sans cesse et où les zones d’ombre sont plus nombreuses que les certitudes ? Comment se fier à cette justice par laquelle les trois gendarmes ont été innocentés alors même que les causes de la mort d’Adama demeurent encore incertaines à ce jour ? Comment tolérer que la technique d’immobilisation dite du plaquage ventral soit encore autorisée en France alors qu’elle est interdite dans de nombreux pays ?
On vous accuse de vouloir prendre la lumière en tenant un tel discours. La vraie question est la suivante : pourquoi la lumière médiatique semble être l’un des seuls outils dont disposent les victimes des violences policières et leurs familles pour espérer se faire entendre ?
On vous répète que votre frère et l’ensemble de votre fratrie avaient un passé douteux et des problèmes avec la police, comme si cela devait justifier le destin tragique d’Adama. Puisque la réalité des violences policières est trop effrayante, on cherche à décrédibiliser votre combat en permanence et par tous les moyens.
On veut vous faire taire, car vous donner raison reviendrait à admettre que des horreurs peuvent être commises par les personnes qui sont censées nous protéger. Il n’a pourtant pas été si compliqué de l’observer durant les récentes manifestations populaires, qu’il s’agisse de celles menées par votre comité, de celles liées au mouvement des gilets jaunes ou encore de celles contre la réforme des retraites.
On ose vous dire avec mépris que les violences policières comme problème systémique n’existent pas et que ces violences ne sont que le fruit de quelques cas isolés alors que la France a fait l’objet de condamnations par la Cour européenne des droits de l’Homme à cet égard et que des organismes tels que l’ONU et le Conseil de l’Europe s’inquiètent de l’ampleur grandissante de ces violences dans le pays.
On vous reproche avec agressivité de ne pas aimer la France. Je suis au contraire convaincue qu’il faut aimer sincèrement ce pays et les valeurs qu’il prône dans sa devise pour mener le combat qu’est le vôtre avec une telle ardeur.
Ce combat est d’autant plus difficile que les violences policières sont principalement subies par les personnes racisées. Il est facile de nier la réalité des violences policières lorsque l’on n’y a jamais été confronté.e. Ne pas avoir à penser à sa couleur de peau à chaque fois que l’on croise la police est un privilège, alors que cela devrait être un droit pour tou.te.s. Aujourd’hui, comme vous l’affirmez, le reconnaître est une question de vie ou de mort.
À la fois mère, sœur et militante, vous en inspirez beaucoup. Dans un monde où les violences policières sont encore trop taboues, vous avez eu le courage de monter sur la scène médiatique pour dénoncer ce problème bien trop banalisé. On vous insulte, on vous harcèle au point que votre sécurité est menacée, on interdit vos manifestations, mais vous vous relevez sans cesse. Il le faut, car, vous le savez très bien vous-même, le combat contre les violences policières est encore loin d’être derrière nous. Mais laissez-moi vous dire combien votre engagement génère non seulement de l’inspiration, mais aussi de l’espoir, celui d’un monde dans lequel la justice n’est plus qu’un simple idéal.
Veuillez agréer, Madame, l’expression de mes sentiments distingués.
Kelly Owona Doun