Karine Tuil est une écrivaine rendue célèbre grâce à ses deux ouvrages les plus récents, Les Choses humaines, publié en 2019, et La Décision, paru en 2022. Le premier se concentre sur une affaire de viol dans laquelle un jeune homme au destin prestigieux âgé d’une vingtaine d’années, Alexandre Farel, est accusé d’avoir sexuellement agressé la fille du nouveau compagnon de sa mère, Mila Wizman. Par ailleurs, La Décision raconte la vie quotidienne de la juge d’instruction antiterroriste Alma Revel après les attentats de Paris, au moment où l’État islamique possède une influence considérable. Ces deux ouvrages cherchent avant tout à nous plonger dans la réalité de ces deux situations difficilement comparables, mais qui se rejoignent en un point fondamental : leur tragédie. Au-delà des sujets traités, et notamment grâce aux personnages que Karine Tuil dépeint, ces deux romans semblent posséder un autre point commun, celui de pousser les lecteur.rice.s à une réflexion féministe subtile, mais nécessaire. 

Dans un premier temps, nous sommes donc amené.e.s à poser un regard féministe critique vis-à-vis des situations décrites au sein du récit dans ces deux ouvrages de Karine Tuil. Ainsi, au travers deux tragédies sociales racontées avec beaucoup de profondeur et de sincérité, il est très facile de percevoir une critique et une remise en question du rôle que jouent les femmes dans ces milieux ou situations. D’abord, il y a le problème, aujourd’hui bien connu, du poids accordé à la parole des femmes lorsqu’une agression sexuelle a lieu. Dans Les Choses humaines, Karine Tuil nous montre parfaitement comment cela dépasse même le simple fait que la parole d’une femme soit plus faible que celle d’un homme, en nous faisant réaliser à quel point les femmes sont en fait victimes d’une machine infernale dirigée par la masculinité hégémonique qui touche toutes les sphères de la société. Ici, la parole de Mila n’est pas ignorée. Au contraire, on comprend que celle-ci est prioritaire pendant toute la durée du récit malgré les obstacles auxquels elle doit faire face. On ne laisse jamais planer le moindre doute sur le récit de Mila. Ce que le livre met en avant, c’est surtout la violence systémique du patriarcat qui écrase les femmes et nourrit la culture du viol. En plus de la brutalité judiciaire qui retraumatise Mila sans cesse, du dépôt de plainte jusqu’au procès, Les Choses humaines pointe du doigt tous les mécanismes de cette culture. Ceux qui, une fois accumulés, écrasent les personnages féminins du livre : les nombreuses remarques sexistes ou encore la facilité avec laquelle les personnages masculins ignorent les réticences des femmes qui les entourent. Dans l’ouvrage, on retrouve aussi une intrigue secondaire, dans laquelle le père de l’accusé (Jean Farel), un illustre journaliste, entretient une relation avec une stagiaire de 40 ans sa cadette, qui finit par tomber enceinte. Ce père, qui estime que son fils ne peut pas être un violeur, car « il a suffisamment de ressources pour séduire une fille ». Ce père, qui qualifie le viol de Mila de « vingt minutes d’action », quand pour la jeune femme, c’est la déchirure de toute une vie. Avec ce personnage, le livre souligne que même les relations consenties peuvent être pourries par la violence patriarcale et les rapports de pouvoir déséquilibrés. Dans Les Choses humaines, il n’y a pas que le viol : il y a tout ce qui le rend possible.

En parallèle de cela, Karine Tuil décrit dans ses romans des personnages féminins qui semblent être des modèles de féminisme, tant dans leurs actions que dans leur profession ou dans leur caractère. Dans Les Choses humaines, c’est Claire Farel, la mère d’Alexandre, qui est d’emblée présentée et longuement décrite comme une essayiste féministe réputée et controversée pour avoir publiquement soutenu des immigrés de la jungle de Calais accusés de viol. Malgré le fait que Claire soit dépeinte comme une féministe engagée, ayant elle-même subi plusieurs agressions sexuelles auparavant, elle est également mise à l’épreuve par l’affaire de viol impliquant son fils. En effet, son instinct maternel tente de le protéger à tout prix de la décision de la justice. Pourtant, elle ne peut pas renoncer à ses convictions et réaliser l’horreur de ce qu’il a commis. Directement, la presse s’acharne et les commentaires fusent au sujet de son hypocrisie. Là encore, c’est le système qui vient délibérément remettre en cause son féminisme parce que si l’on est féministe dans une société patriarcale, il faut être irréprochable. 

Dans son deuxième roman à succès, La Décision, Karine Tuil nous plonge dans le quotidien de cette très réputée juge d’instruction antiterroriste, Alma, en 2016, juste après les attentats de Paris. Ces attentats tristement célèbres qui ont provoqué un réel bouleversement au sein de la justice française. Alma est là encore parfaitement représentative d’une femme forte, puissante qui semble ne jamais s’être laissé abattre par le poids de la société. Elle gravit les échelons et exerce un métier requérant des qualités que l’on aurait jusqu’alors plus facilement attribuées aux hommes. Cela est encore plus vrai du fait de la période et des situations auxquelles elle est confrontée. Par ailleurs, Alma a décidé de divorcer et parait mener la danse dans ses relations puisqu’elle assume pleinement la double vie qu’elle mène avec un avocat. Double vie que l’on aurait par ailleurs tendance à prêter à un homme. Mais, parce qu’il y a évidemment un « mais » lorsque même les femmes paraissent avoir réussi à franchir les obstacles majeurs imposés par la masculinité hégémonique, et c’est ce que Karine Tuil cherche à nous faire comprendre, Alma se retrouve malgré tout face au mur du patriarcat. Là encore, il frappe et il gagne. Au terme de l’affaire sur laquelle elle a été nommée et qui suit le récit tout au long du roman, Alma prend la décision de laisser sous liberté conditionnelle le sujet rentré de Syrie dont son amant était l’avocat. Une décision qui, par l’écriture de Karine Tuil, nous apparaît comme parfaitement pesée et réfléchie. Le problème, c’est que le lendemain, ce même homme commet un terrible attentat. Puis c’est la dégringolade pour Alma. Elle décide de quitter son poste, ses collègues la regardent de travers. Parce que oui, c’est elle la femme qui a été influencée et qui est facilement influençable. Parce que oui, c’est elle qui en subira les principales conséquences, qui devra quitter son poste et supporter le poids émotionnel de toute cette affaire. Parce que oui, il est bien plus facile de lui faire porter le chapeau et préférable qu’une femme de moins menace le maintien de la supériorité masculine. 

Au fil de ces deux romans, cette écriture engagée de Karine Tuil nous paraît donc de plus en plus évidente. Elle n’écrit pas d’essais féministes, mais nous montre simplement comment la société patriarcale agit et continue d’écraser les femmes, même lorsque les plus effroyables choses leur arrivent ou qu’elles semblent avoir brisé leurs chaînes. Cependant, ce que nous dit Karine Tuil n’est pas qu’il faille se laisser abattre. Bien au contraire,ce qu’elle sous-entend est un appel à la révolte, un appel à l’opposition. Il faut terminer ce que Mila, Claire ou Alma ont commencé.

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