En ce mois de juillet, notre équipe a rejoint le monastère de San Nicolò à Venise, siège du Global Campus of Human Rights et lieu de la troisième conférence de haut niveau sur la situation mondiale des droits humains (Third High-Level Conference on the Global State of Human Rights), à laquelle GROW a eu l’occasion d’assister en tant qu’observateur. La troisième édition consécutive de cette table ronde exceptionnelle a accueilli des intervenant.e.s à l’expérience inestimable, qui ont apporté un éclairage sur les défis les plus pressants auxquels est confronté le système des droits humains et ont transformé le séminaire de deux jours en un lieu de rencontre pour les défenseur.se.s des droits humains du monde entier. Depuis sa création, le Campus, réseau mondial d’universités dispensant une éducation aux droits humains aux jeunes professionnel.le.s, s’efforce de renforcer les capacités et de sensibiliser le public aux questions relatives aux droits humains, et la troisième édition de sa conférence annuelle sur la situation mondiale des droits humains s’inscrit dans le cadre de ses nombreux engagements.
Manfred Nowak, secrétaire général du Global Campus of Human Rights, a répondu à la question de GROW sur le rôle de la conférence dans l’avancement des droits humains en soulignant l’un des thèmes communs de la discussion, à savoir la nécessité d’identifier et de traiter les liens entre les différents défis en matière de droits humains. « Nous ne pourrons sauver notre planète et assurer notre survie que si nous unissons nos forces et travaillons ensemble pour nous attaquer aux causes profondes des multiples crises actuelles. Les droits humains étant le fondement de la paix et du développement durable, ils doivent jouer un rôle majeur dans cette réorientation mondiale ».
En effet, 2023 marque les 75 ans de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH) et les 30 ans de la Déclaration et du Programme d’action de Vienne (DPAV), et la Conférence elle-même a rassemblé des professionnel.le.s des droits humains, des universitaires, des défenseur.se.s et des étudiant.e.s pour discuter des liens entre les conséquences du changement climatique, les nouveaux défis posés par l’intelligence artificielle, le recul démocratique croissant dans le monde et la nécessité d’insuffler une nouvelle vie aux principes fondateurs de la DUDH et de la DPAV pour garantir l’efficacité du système des droits humains.
Stratégies futures pour les droits humains
Si la première journée a servi d’introduction à la conférence elle-même, les intervenant.e.s ayant abordé les défis auxquels est confronté le système des droits humains et les possibilités de croissance qui en découlent, la deuxième journée a accueilli une série de tables rondes animées sur des questions pertinentes en matière de droits humains. La discussion d’ouverture sur l’importance de reconnaître l’héritage d’instruments tels que la DUDH et l’APDV, mais aussi la nécessité de s’appuyer sur eux pour garantir leur survie, a permis aux intervenant.e.s de s’étendre sur le contexte sociopolitique actuel et sur les risques que le recul démocratique croissant fait peser sur les droits humains dans le monde entier.
Marcia V. J. Kran, membre du Comité des droits de l’Homme des Nations unies, a notamment souligné que la communauté internationale avait quelque peu manqué l’occasion d’institutionnaliser les droits humains, rendant le système des droits humains plus vulnérable aux contestations et aux attaques externes, mais souvent aussi internes. Interrogé sur l’héritage d’instruments tels que la DUDH et la VDPA, Manfred Nowak a également souligné qu’à l’époque, « […] au lieu de célébrer la victoire de la démocratie sur l’autocratie, les États-Unis et d’autres pays occidentaux ont surtout célébré la victoire du capitalisme sur le communisme et ont même renforcé la mondialisation grâce à des politiques économiques néolibérales, ce qui a entraîné une forte augmentation des inégalités économiques et de nombreuses autres crises connexes », soulignant ainsi que le positionnement politique de l’époque a fondamentalement entravé l’institutionnalisation complète et équitable d’un système de droits humains.
Par conséquent, les lacunes de la communauté internationale en matière d’intégration et d’institutionnalisation des principes de financement des droits humains ont créé un précédent pour un défi à double facette. Si, d’une part, il est nécessaire de développer de nouveaux cadres normatifs pour répondre aux défis émergents, une telle transition ne serait pas possible sans une mise en œuvre efficace des cadres actuels et la prise en compte de leurs limites inhérentes.
Les discussions sur les perspectives d’enrichissement du système des droits humains ont été approfondies lors du deuxième panel de la journée, qui a souligné une fois de plus la nécessité de regarder en arrière pour finalement se tourner vers l’avenir, en reconsidérant le paradigme initial des droits humains pour développer une stratégie capable de s’attaquer aux problèmes du 21e siècle et à leurs effets croisés. Parmi les intervenant.e.s, Dunja Mijatović, Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, a particulièrement exprimé ses préoccupations quant à la discrimination croissante à laquelle sont confrontées les minorités sous les régimes autoritaires, soulignant que ces phénomènes locaux ne sont que des manifestations d’une tendance globale au recul démocratique. Selon Síofra O’Leary, présidente de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), l’identification des défis structurels, juridiques et politiques auxquels sont confrontés les organes de défense des droits humains tels que la CEDH est la première étape pour s’attaquer à ces manifestations intersectorielles, et pourrait représenter le point de départ d’une restructuration de l’ensemble du cadre des droits humains.
« Les droits environnementaux sont des droits humains »
Les liens inhérents entre les différentes questions relatives aux droits humains ont été particulièrement mis en évidence par le troisième panel de la journée, qui s’est concentré sur la crise climatique en tant que crise des droits humains, et plus particulièrement sur les relations de cause à effet entre les conflits, la dégradation de l’environnement et les droits des générations futures. Cette triade était au cœur de l’intervention d’Anna Ackermann. En tant que membre du conseil d’administration d’EcoAction et analyste politique pour l’Institut international du développement durable, elle a particulièrement approfondi les interconnexions entre la guerre en Ukraine et les dommages environnementaux potentiellement irréversibles. En évoquant la destruction du barrage de Kakhovka, elle a notamment attiré l’attention des participant.e.s sur les défis que pourraient poser les processus de reconstruction des infrastructures ukrainiennes pendant et après la guerre, soulignant la nécessité d’identifier des stratégies de reconstruction qui s’inscrivent dans un cadre de durabilité environnementale, tout en reconnaissant qu’une transition « parfaite » est pratiquement irréalisable.
Concernant plus particulièrement la destruction du barrage de Kakhovka, Anna Ackermann a évoqué la nécessité de repenser entièrement l’économie de la région, principalement agricole, en raison de la dégradation massive de l’environnement qui a complètement redessiné le paysage du territoire. Elle a qualifié l’attaque russe d’écocide, suscitant un débat sur sa reconnaissance en tant que crime international. L’écocide est défini comme des « actes illicites ou arbitraires commis en connaissance de la réelle probabilité que ces actes causent à l’environnement des dommages graves qui soient étendus ou durables », par la fondation Stop Ecocide. La reconnaissance du crime d’écocide dans le droit national, régional et international représente un moyen de cristalliser en droit contraignant le droit à un environnement propre, sain et durable, ainsi que les obligations des États en ce qui concerne le climat et les populations touchées. Alors que l’écocide constitue un crime de guerre en vertu de l’article 8 du Statut de Rome, la plupart des dégradations de l’environnement ne sont pas criminalisées, car elles ont lieu en temps de paix. La reconnaissance de l’écocide est d’autant plus importante que le changement climatique s’accélère pour formaliser les obligations des États en matière de préservation de l’environnement. À cet égard, comme l’a indiqué Verónica Gómez, présidente du Global Campus of Human Rights et juge à la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH), trois juridictions internationales, la CIDH, la Cour internationale de justice et le Tribunal international du droit de la mer, doivent rendre un avis consultatif, dans les prochains mois, pour préciser les obligations des États en matière de changement climatique.
Au cours de ce débat, GROW a eu la possibilité de poser une question relative à la dégradation de l’environnement et au changement climatique en tant que facteurs à l’origine des déplacements forcés et des droits des générations actuelles à demander des réparations. Dans de nombreuses régions touchées par le changement climatique, les communautés et les individu.e.s sont confronté.e.s à des défis juridiques et politiques pour demander et obtenir des réparations ou accéder à un recours. GROW a demandé si la reconnaissance de l’écocide pouvait représenter une voie juridique pour fournir une protection plus forte aux individu.e.s et aux communautés, et fournir une forme de réparation, comme la fourniture d’une protection temporaire ou d’un statut de réfugié.e climatique. Selon Lotte Leicht, ancienne directrice de Human Rights Watch pour l’UE et actuelle directrice générale du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR), la reconnaissance de l’écocide représenterait le premier cas où la communauté internationale élèverait un comportement imprudent contre l’environnement au rang d’infraction pénale, l’assimilant à d’autres crimes internationaux et créant une certaine forme de mesure préventive pour les entreprises et les sociétés. En effet, Leicht a souligné qu’une telle évolution pourrait représenter un atout pour garantir la protection de l’environnement dans les processus commerciaux et industriels, car elle créerait une responsabilité pénale grave pour les acteur.rice.s impliqué.e.s dans des activités dangereuses. Les communautés et les individu.e.s victimes d’un écocide pourraient ainsi obtenir une certaine forme de réparation.
En tant qu’organisation menée par des jeunes, GROW pourrait également faire part de ses préoccupations concernant l’utilisation sémantique du terme « droits des générations futures » et ses conséquences potentielles sur le retardement d’une action climatique efficace de la part des gouvernements. En effet, le terme « générations futures » a été formalisé lors du sommet mondial de Rio en 1992, qui a conclu que « le droit au développement devrait être réalisé de manière à satisfaire équitablement les besoins des générations présentes et futures en matière de développement et d’environnement ». L’accélération du changement climatique a exacerbé les inégalités entre les générations actuelles, entraînant une plus grande vulnérabilité des populations des pays en développement aux effets du changement climatique, alors que les pays développés et industrialisés, principalement situés dans le nord, sont responsables de la majeure partie des émissions de gaz à effet de serre. Au-delà de l’engagement pris en 1992 en faveur de l’équité intergénérationnelle, il est nécessaire de parvenir à une justice interétatique, afin que les générations actuelles qui vivent dans les régions les plus touchées puissent continuer à y vivre, tout en jouissant de leurs droits humains fondamentaux.
Plus de 30 ans après le sommet de Rio, les gouvernements et les institutions continuent de ne mentionner que les droits des « générations futures » lorsqu’iels évoquent la nécessité de lutter contre le changement climatique, partant du principe que le changement climatique n’aura d’impact que sur les générations futures. Pourtant, entre-temps, le changement climatique et la dégradation de l’environnement sont devenu.e.s des défis tangibles qui affectent déjà les communautés du monde entier, en particulier dans les pays du Sud. Le changement climatique déclenche déjà des conflits liés aux ressources naturelles, à la faim, à la pauvreté et à bien d’autres problèmes, entraînant en fin de compte le déplacement de populations à la recherche d’un endroit où leurs droits humains seraient respectés. Le changement climatique est une question d’actualité qu’il convient d’aborder afin de penser à l’avenir. Le mot et le concept utilisés pour parler du climat influencent la façon d’agir. Ne pas ancrer dans le présent la menace que représente le changement climatique pour l’universalité des droits humains perpétue un discours qui cherche à diminuer la gravité de l’urgence climatique et contribue en fin de compte à retarder l’action des États en matière de climat. Il est donc nécessaire que les États et les institutions internationales cristallisent la réalité selon laquelle le changement climatique est une question d’actualité et que les droits climatiques sont des droits humains, en commençant par opérer un changement sémantique dans leur discours, en passant de la garantie des « droits des générations futures » à « la préservation et la garantie des droits des générations présentes et futures ».
La compréhension des droits humains au service du développement technologique
Le dernier panel de la journée s’est concentré sur les nouveaux défis posés par le développement de l’intelligence artificielle (IA), en établissant des parallèles entre les processus qui ont donné vie à de nombreux instruments relatifs aux droits humains dans le passé et les débats actuels sur les aspects éthiques et humains du développement de l’IA. George Ulrich, directeur académique du Global Campus of Human Rights, a défini l’époque actuelle comme une « ère d’exploration » dans laquelle la communauté internationale s’efforce de développer une boîte à outils pour utiliser les nouvelles technologies et l’IA d’une manière qui soit éthique et humaine. Tout au long de la table ronde, les intervenant.e.s ont adopté une approche quelque peu médicale, diagnostiquant tout d’abord un manque de connaissances en matière de droits humains dans le discours sur l’IA. Selon Thérèse Murphy, professeur à la Queen’s University Belfast, ce manque de connaissance des droits humains se manifeste par une marginalisation de leurs principes dans le développement technique de la technologie, transposant les préjugés discriminatoires de la vie réelle dans les mécanismes standardisés de l’IA et créant les prémisses de la poursuite de l’oppression systémique. Cela devient particulièrement évident lorsqu’on considère les cas déjà existants de boucles de rétroaction et d’algorithmes reproduisant des préjugés discriminatoires et des visions du monde qui finissent par avoir un impact sur la vie des individu.e.s, ou l’instrumentalisation potentielle de l’intelligence artificielle pour mettre en avant des politiques et des agendas autoritaires. Les engagements les plus récents de l’administration iranienne quant à sa volonté d’utiliser l’IA et la reconnaissance faciale pour mettre en œuvre les lois sur le hijab illustrent clairement comment les capacités extraordinaires des nouvelles technologies peuvent rapidement se transformer en armes contre les minorités et les personnes vulnérables. Les intervenant.e.s ont néanmoins souligné le pouvoir inhérent de l’IA et des nouvelles technologies, en insistant sur l’importance de créer un cadre des droits humains capable de dompter ses aspects les plus controversés, tout en favorisant son développement pour en faire un outil de promotion de la société et de ses besoins. En effet, ce n’est que par la mise en œuvre d’une perspective des droits humains que l’incroyable puissance de l’IA peut être maîtrisée et orientée vers la poursuite des droits fondamentaux.
À retenir…
Grâce à l’expertise précieuse des panélistes, à l’excellente organisation du Global Campus of Human Rights et à l’environnement de dialogue, d’échange et de connexion favorisé par les participants, GROW est reconnaissant d’avoir eu l’opportunité d’assister à un événement aussi inspirant. En tant que défenseurs des droits humains en plein essor, l’appel lancé aux gouvernements, aux organisations et aux institutions pour qu’iels encouragent et fassent entendre la voix de la jeunesse dans les processus de prise de décision a trouvé un écho particulier dans notre mission et nos valeurs. Alors que GROW cherche à donner aux jeunes une plateforme pour faire connaître leur engagement en faveur des droits humains, le fait de participer à la conversation permise par le Global Campus of Human Rights a été un moment fort. En tant qu’acteur.rice.s du monde de demain, nos décisions façonneront inévitablement l’avenir de nos sociétés et, tout comme il est de notre devoir de construire un monde plus juste, il est du devoir de la société de nous faire confiance pour y parvenir.
Traduit par Marie Chapot