Paru en 2019 et vendu à 500 000 exemplaires, le roman Les victorieuses de Laetitia Colombani raconte l’histoire de Solène, une brillante avocate qui décide de faire du bénévolat après un burn out. Recrutée en tant qu’écrivaine publique bénévole dans un foyer d’accueil pour femmes précaires appelé le Palais de la Femme, elle rencontre plusieurs femmes aux destins tragiques. En remontant un siècle plus tôt dans les années 1920, le récit suit en parallèle la vie de Blanche Peyron, membre de l’Armée du Salut et fondatrice du foyer d’accueil parisien, qui avait pour ambition de donner refuge à toutes les exclues de la société. Dressant des portraits aussi uniques que touchants, Les victorieuses parle des femmes qui se battent pour leur vie et des femmes qui donnent leur vie pour leur venir en aide.

 

Solène – reconnaître ses privilèges

Le personnage de Solène invite les lecteur.rice.s à prendre conscience de leurs privilèges. Si la jeune femme doit faire face une dépression suite à ses difficultés amoureuses et professionnelles, elle ne manque pas de constater avec effroi l’existence d’un déséquilibre considérable entre sa situation privilégiée et celle des résidentes du Palais. Il semble en effet que tout oppose Solène à ces femmes : pour la plupart, elles n’ont pas eu accès à un domicile fixe, à un cadre familial stable, ou encore à l’éducation, raison pour laquelle Solène a été recrutée en tant qu’écrivaine publique au foyer. Pire, ces femmes ont été confrontées à la violence sous toutes ses formes, qu’il s’agisse de celle de leur conjoint, de la guerre ou de celle des traditions de leur pays d’origine. Ainsi, à travers les personnages fictifs incarnés par les résidentes du Palais, Laetitia Colombani se fait porte-parole de toutes ces femmes rejetées : les femmes sans domicile fixe, les mères célibataires, les femmes battues, les femmes excisées, etc.

Blanche – le Palais de la Femme

Le Palais de la Femme est un établissement existant réellement. Laetitia Colombani est allée à la rencontre des femmes qui y sont hébergées afin d’écrire le roman. Elle a alors pu prendre connaissance de l’histoire de Blanche Peyron et de son époux Albin, qui sont à l’origine de la création du Palais, officiellement inauguré le 23 juin 1926. Pendant le récit, l’autrice explique comment la ténacité et la détermination de Blanche a permis au foyer de voir le jour. Cet établissement de l’armée du Salut, situé dans le onzième arrondissement de Paris, est destiné à accueillir des femmes en situation de précarité. Depuis 2014, il accueille également des hommes et des jeunes. Le Palais de la Femme reste toutefois féminin à 80%. Ancien couvent, le bâtiment a d’abord été un hôtel populaire avant d’être racheté par l’Armée du salut via l’engagement des époux Peyron qui, en janvier 1926, ont lancé une campagne de souscription afin de récolter les 11 millions de francs nécessaires au rachat de l’immeuble. Le site fait l’objet d’une inscription au titre des monuments historiques depuis le 25 juin 2003, ce qui lui confère un statut juridique et un label visant à le protéger. Entre 2006 et 2009, le Palais de la Femme a subi d’importantes rénovations. Désormais, il comprend cinq dispositifs permanents d’hébergement ou de logement accompagné. 

La féminisation grandissante de la pauvreté

La précarité est souvent présentée comme un problème généralisé, qui touche les femmes et les hommes de la même manière. En réalité, plusieurs facteurs exposent les femmes à un risque de précarisation plus élevé que la moyenne, notamment en matière d’emploi. 

« Les femmes sont les premières victimes de la pauvreté, les premières bénéficiaires du RSA. Elles représentent 70% des travailleurs pauvres. Plus de la moitié des personnes faisant appel aux banques alimentaires sont des mères célibataires. Le chiffre est en constante augmentation, il a doublé en quatre ans. Les demandes d’accueil de femmes avec enfants dans les foyers sont exponentielles. » (Laetitia Colombani, Les victorieuses, page 76)

Selon les dernières statistiques officielles de l’INSEE, publiées en 20121 :

  • Deux individu.e.s sans domicile sur cinq sont des femmes.
  • Les jeunes femmes entre 18 et 29 ans représentent 48% de la population sans domicile fixe.
  • Les femmes de plus de 50 ans représentent 31% de cette même population.
  • 38% des « sans-domicile » sont des femmes.

Tout au long du roman, la précarité des femmes est présentée comme un cercle vicieux. En effet, il s’agit d’un des nombreux domaines dans lesquels s’illustrent les inégalités entre les genres : si la précarité et la déshumanisation touchent l’ensemble de la population qui habite les rues, les femmes sont particulièrement vulnérables. Elles doivent notamment faire face à la perpétuation des violences liées au genre dans la rue : 90% d’entre elles ont été victimes de violence au moins une fois. Par ailleurs, la féminisation croissante de la pauvreté est révélatrice des écarts de salaires et de retraites entre les hommes et les femmes. La part des bas salaires dans l’emploi des femmes et des hommes est disproportionnée, touchant plus d’une femme salariée sur quatre, contre à peine un homme sur dix. Actuellement, près de 80 % des salarié.e.s à bas salaire sont des femmes. Or, la relation des femmes à l’emploi est déterminée par le fait qu’elles doivent aujourd’hui encore tenter d’articuler leurs responsabilités familiales et professionnelles. Cela les amène par conséquent à devoir accepter des emplois peu attrayants, d’où la plus grande proportion de femmes dans les professions dites instables. En effet, selon l’Observatoire des inégalités, parmi les 5 millions de salarié.e.s peu qualifié.e.s, 61 % sont des femmes. 30 % des emplois occupés par les femmes sont peu qualifiés, contre 19 % pour les hommes. Il existe également des inégalités entre les femmes : les mères célibataires, les femmes immigrées, ou encore les retraitées sont plus sévèrement touchées par la précarité économique et sociale. Les conséquences sont terribles : de plus en plus nombreuses, les femmes sans domicile fixe sont parfois accompagnées d’enfants, et souvent insultées et agressées. Dans Les victorieuses, Laetitia Colombani s’attache à dénoncer la dimension féminine de la précarité, qui n’est que très peu abordée dans les médias :

« Les médias l’évoquent rarement, le viol des femmes sans-abri n’est pas un sujet présentable. Pas assez chic pour passer au journal de 20 heures, lorsque la France est à table. Les gens n’ont pas envie de savoir ce qui se passe en bas de chez eux lorsqu’ils ont fini de dîner et vont se coucher. Ils préfèrent fermer les yeux. » (Laetitia Colombani, Les victorieuses, page 184)

Pour conclure

Éminemment contemporain, le roman Les victorieuses nous interroge sur nos modes de vie actuels et notre rapport à autrui, dans une société de plus en plus individualiste. Bien que ce roman ne soit pas un ouvrage féministe révolutionnaire, il a pour mérite de dénoncer la précarité en tant que phénomène féminisé et de rendre hommage à Blanche Peyron, cette héroïne oubliée ayant sauvé la vie de nombreuses femmes. Véritable hymne à la sororité, le roman Les victorieuses véhicule avant-tout un message d’espoir : il montre que le combat contre les inégalités de genre commence par la solidarité, aussi bien celle des femmes entre elles que celle issue des initiatives bénévoles. En effet, si la lutte contre la précarité et les inégalités de genre est une lutte politique, elle s’illustre également par des actions de terrain, grâce aux initiatives comme celle du Palais de la Femme :

« Il ne faut pas sous-estimer les petits gestes et les sourires, ils sont puissants. Ils sont autant de remparts contre la solitude et l’abattement. » (Laetitia Colombani, Les victorieuses, page 181)

Pour aller plus loin

  • En 2013, la délégation aux droits des femmes et à l’égalité du Conseil économique, social et environnemental a publié une étude nommée Femmes et précarité
  • Un album pour enfants appelé Les Victorieuses ou le palais de Blanche a été publié en 2021. 


Laetitia Colombani, Les victorieuses, Le Livre de Poche, Paris, 2019.

References
1 Chiffres de l’INSEE (2012) : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281324

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