« Je ne suis pas libre tant que n’importe quelle autre femme est privée de sa liberté, même si ses chaînes sont très différentes des miennes. », Audre Lorde.
Alors que la persécution des femmes par les régimes afghan et iranien s’intensifie dans la quasi-indifférence des autres États, le mouvement End Gender Apartheid, mené par des femmes de la région, parmi lesquelles les Prix Nobel de la paix Narges Mohammadi et Malala Yousafzai, appelle à la reconnaissance du concept d’ « apartheid de genre » dans le droit international. La qualification et la criminalisation de ce système de persécution est indispensable pour que la communauté internationale puisse lutter efficacement contre ces régimes et protéger les femmes d’Afghanistan et d’Iran.
La guerre contre les femmes
En Afghanistan, en Iran, les femmes ne vivent plus. Elles survivent. Comment peut-on vivre et s’épanouir sans pouvoir jouir des droits humains les plus basiques ? D’un côté de la frontière, le régime des Talibans, arrivé au pouvoir en août 2021, supprime un par un les droits des Afghanes. Privées d’éducation à partir de la sixième, interdites de travailler dans le secteur public, les organisations non gouvernementales (ONG) et une grande partie du secteur privé, bannies des parcs, salles de sport ou encore bains publics, et obligées à porter la burqa (voile intégral) à l’extérieur, les femmes sont progressivement effacées de l’espace public. Le démantèlement des organes défendant leurs droits, à l’instar du ministère des Affaires de la femme (remplacé par un ministère de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice) ou des refuges pour les femmes victimes de violences, a entraîné l’augmentation des violences domestiques et des mariages forcés, contre lesquels les Afghanes n’ont plus de moyens d’action. À l’est, de l’autre côté de la frontière, les Iraniennes subissent un sort similaire. Comme leurs voisines afghanes, elles sont placées dès leur naissance sous le joug de leur père puis de leur mari, et ne peuvent pas voyager sans lui. L’interdiction d’étudier dans quelque 75 filières universitaires, de témoigner devant la justice seule ou encore d’accéder aux plus hauts postes politiques et judiciaires n’est pas étonnante lorsque l’on sait que les lois iraniennes fixent la valeur d’une femme à la moitié de celle d’un homme. Dans la sphère publique, les femmes sont obligées de se couvrir du voile obligatoire, sous peine d’être arrêtées, battues, voire tuées, comme Mahsa Amini. Depuis sa mort en septembre 2022, c’est autour de l’enjeu du voile que la féroce répression étatique s’est cristallisée et continue aujourd’hui encore contre le mouvement Femme, Vie, Liberté, qui lutte contre les sanctions grandissantes envers les femmes refusant de porter le hijab (voile laissant le visage apparent).
De l’apartheid racial à l’apartheid de genre
Au vu de la situation des femmes dans ces deux pays, il paraît impossible de ne pas faire l’analogie avec le régime d’apartheid racial instauré en Afrique du Sud entre 1948 et 1991. Le terme « apartheid » vient du mot afrikaans signifiant « séparation » et « mise à part ». Le crime d’apartheid est reconnu comme un crime international (crime contre l’humanité) par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale.
Le système de persécution et de ségrégation des populations noires était soutenu et facilité par la loi. Le système se répète aujourd’hui en Iran et en Afghanistan. Ce dernier en est un exemple criant : non seulement les lois existantes garantissant une quelconque égalité entre femmes et hommes ont été invalidées, mais une nouvelle législation a été mise en place pour restreindre les droits des femmes. Sur les 80 décrets promulgués par les Talibans durant leurs deux premières années au pouvoir, 54 d’entre eux concernaient les femmes.
Sous l’apartheid en Afrique du Sud, les lois raciales avaient avant tout un aspect spatial. Aujourd’hui, comme les Noir.e.s en Afrique du Sud au XXe siècle, les femmes en Afghanistan et en Iran sont exclues de l’espace public. Comme les Noir.e.s en Afrique du Sud au XXe siècle, les femmes en Afghanistan et en Iran sont relayées au statut de citoyennes de seconde zone. Comme les Noir.e.s en Afrique du Sud au XXe siècle, les femmes en Afghanistan et en Iran sont privées des droits fondamentaux dont jouissent les hommes… Comme le résume simplement la professeure de droit Karima Bennoune, « tout comme l’apartheid racial l’était pour les Sud-Africains noirs, l’apartheid de genre est un effacement de l’humanité des femmes ».
La reconnaissance de l’apartheid de genre
Le mouvement End Gender Apartheid définit l’apartheid de genre comme « la ségrégation systématique des sexes imposée par la loi et la politique en tant qu’idéologie de gouvernement ». Ce mouvement, composé de femmes afghanes et iraniennes, d’avocat.e.s internationaux.les et d’ONGs, plaide pour faire reconnaître l’existence d’un apartheid de genre dans les deux pays. Leur campagne, qui fêtera son premier anniversaire le 8 mars prochain, a permis une prise de conscience, notamment au sein des organisations internationales, de la réalité de terrain des femmes afghanes et iraniennes. Aux Nations Unies, le Rapporteur sur la situation des droits humains en Iran, Javaid Rehman, et son homologue Richard Bennett, Rapporteur sur la situation des droits humains en Afghanistan, ont tous deux reconnu l’apartheid de genre en place dans les pays observés. Plus récemment, en janvier 2024, un groupe de parlementaires britanniques a lancé l’enquête « Gender Apartheid Investigations », chargée de recueillir des preuves sur la situation des femmes et des filles en Afghanistan et en Iran, et d’évaluer leur persécution à l’aune des définitions juridiques internationales existantes des crimes internationaux, une première mondiale.
La criminalisation de l’apartheid de genre
Aujourd’hui, l’apartheid de genre n’est pas un crime international, du moins, pas encore. Sous le Statut de Rome, l’oppression systémique des Afghanes et des Iraniennes peut aujourd’hui relever du crime de persécution pour motif sexiste, que le Statut élève au rang de crime contre l’humanité. Toutefois, de nombreux.ses expert.e.s affirment que la définition de la persécution fondée sur le sexe ne saurait rendre compte de la nature de l’oppression subie par les femmes et les jeunes filles en Afghanistan et en Iran. La réponse internationale se doit d’être à la hauteur de la répression mise en place par ces régimes.
Le mouvement End Gender Apartheid réclame la criminalisation de l’apartheid de genre comme un crime contre l’humanité, de la même façon que l’apartheid racial. L’objectif d’une telle codification pénale ne serait pas tant de répondre à un déficit juridique que le crime de persécution sexiste ne saurait combler, mais plutôt d’impliquer les autres États dans la lutte contre l’apartheid de genre. Le concept d’apartheid permet en effet de faire pression sur les gouvernements, et les oblige à faire pression à leur tour sur les États responsables d’un tel crime contre l’humanité. En outre, le concept d’apartheid implique le statut d’« États parias », considérés comme des ennemis de l’humanité, et dissuade les autres États de toute complicité ou tolérance à leur égard. Le concept d’apartheid, en somme, est le plus efficace pour pousser les États à faire respecter le droit international dans une telle situation.
Ce n’est (vraiment) pas sorcier
Trois principales recommandations sont proposées par les professionnel.le.s, visant toutes à élargir les définitions internationales du concept d’apartheid. La première consiste à interpréter et/ou élargir la définition de l’apartheid dans le Statut de Rome, de façon à inclure les hiérarchies de genre et non seulement les hiérarchies raciales.
La deuxième proposition propose d’adapter la définition de l’apartheid dans la Convention internationale sur l’apartheid de 1973 en y incluant le critère de genre. Si la Convention a vu le jour dans le contexte sud-africain, pourquoi les contextes iranien et afghan ne sauraient la faire évoluer ?
Enfin, la troisième recommandation, expliquée dans une lettre aux Nations Unies signée par de nombreuses personnalités, parmi lesquelles Malala Yousafzai et Hillary Clinton le 5 octobre 2023, concerne le projet de Convention des Nations Unies sur les crimes contre l’humanité. Une fois de plus, la demande reste la même : prendre en compte le critère de genre dans la définition de l’apartheid et mettre fin à l’omission, et l’oubli, des femmes afghanes et iraniennes. Parce qu’aucune femme ne sera libre tant que leurs sœurs d’Afghanistan et d’Iran subiront un apartheid de genre.
Une dernière proposition propose de lutter contre l’apartheid de genre dans un domaine plus inédit : celui du sport. Émanant de la Ligue internationale des droits des femmes, de l’ancien boxeur Mahyar Monshipour et de la Prix Nobel de la paix Shirin Ebadi, cette proposition exige l’exclusion de l’Iran des Jeux de Paris 2024, car le pays interdit l’accès à de nombreux sports aux femmes. Cette proposition se base sur le cas de l’Afrique du Sud qui, en 1962, avait été exclu de la compétition sur la base de la Convention internationale sur l’apartheid. Le pays n’avait réintégré les rangs des pays compétiteurs qu’en 1992, après la fin officielle du régime d’apartheid.